mercredi 10 avril 2019

Laïcité et féminisme

Un grand pas en faveur de l’égalité, le projet de loi sur la laïcité ? Ou, au contraire, un geste qui infantilise et discrimine les femmes ? Parmi toutes les oppositions qui se dressent actuellement au sujet du projet de loi 21 — anglophones c. francophones, Montréal c. les régions, jeunes c. aînés, immigrants c. vieilles souches —, ajoutons celle-ci : féministes c. féministes. Une polarisation où les grincements de dents sont souvent à leur paroxysme.
Je suis de celles (surprise !) qui voient d’un mauvais oeil le projet de loi. Bien sûr, toutes les religions discriminent les femmes, mais il est trompeur de présenter la laïcité comme un allié solide de la cause des femmes, comme l’affirme l’ex-présidente du Conseil du statut de la femme Christiane Pelchat. Ceux qui ont été au-devant de la séparation de l’Église et de l’État, les patriotes au Québec et le Parti radical en France, se sont au contraire opposés au vote des femmes, le premier grand maillon de la révolution féministe. Dans un cas comme dans l’autre, on ne faisait pas confiance aux femmes, dont on pensait qu’elles n’allaient pas voter du “bon côté”. C’est ce qui explique, d’ailleurs, pourquoi les Françaises ont obtenu le droit de vote plus tard encore (1944) que les Québécoises (1940). Le Sénat français, dominé non pas par des hommes en soutane mais par des hommes de gauche, redoutait le côté conservateur des femmes. Bref, on ne les considérait ni suffisamment éclairées ni suffisamment progressistes pour avoir voix au chapitre.
Ça ressemble drôlement à ce qui se passe aujourd’hui, non ? Les arguments féministes en faveur du projet de loi — servis tant par les hommes que par les femmes, le Québec n’ayant jamais été aussi féministe que depuis que l’on discute du voile — invoquent immanquablement le fait que les femmes voilées ne bénéficient pas d’un véritable libre arbitre, ou alors font le jeu de l’obscurantisme islamiste. Comme jadis, on considère que ces femmes nous ramènent en arrière plutôt que vers l’avant. On les assimile à un stéréotype existant, celui de la femme dépourvue de sens politique, du sens du monde moderne ou de la capacité de reconnaître ce qui est bon pour elles. On s’en tient au symbole, celui de la pauvre dévote, plutôt que de prendre en compte la réalité ici et maintenant, en regardant ce que ces femmes ont réellement dans la tête.
Sans nier que le voile islamique cadre mal avec une certaine modernité, il est loin de l’émancipation sexuelle telle qu’on l’a connue, et sans nier non plus que personne au Québec ne souhaite un retour du religieux, il faut cesser de transposer ce qui n’est pas transposable. Le voile imposé dans une théocratie islamiste où les femmes adultères sont condamnées à mort et le voile porté ici, dans un pays démocratique reconnu pour ses mesures progressistes, ne sont quand même pas équivalents. L’Algérie n’est pas le Québec. Et puis, quel pays conçoit ses lois en fonction de ce qui se passe ailleurs plutôt que sur son propre territoire ?
« Ce qui est inacceptable », dit la féministe musulmane française Rokhaya Diallo, « c’est la contrainte, et non le vêtement ». C’est le fait que les femmes dans les pays islamistes sont traitées comme des êtres inférieurs qui est proprement révoltant, et non le fait qu’une minorité d’entre elles ont choisi, en s’établissant ici, de marquer leur différence en portant un voile.
C’est le respect de la différence et du libre arbitre, après tout, qui démarque les démocraties des dictatures. C’est ce qui fait notre force. Or, comment justifier le fait que, sans dérive religieuse notoire, sans crise évidente, sans même un seul cas connu, disent les syndicats enseignants, de prosélytisme dans les écoles, nous nous apprêtons à notre tour à dicter à des femmes (en majorité) quoi porter ? Ce qui est le propre de la religion et des systèmes politiques qui s’en inspirent, rappelons-le.
Encore une fois, il est possible de voir le voile comme un marqueur d’inégalité entre les hommes et les femmes. Mais à ce titre, que dire des jupes ? Conçues, dit la sociologue Colette Guillaumin, pour « maintenir les femmes en état d’accessibilité sexuelle permanente ». Ou les talons hauts ? Essayez donc de courir en escarpins. Beaucoup des vêtements féminins, souvent conçus par des hommes, comportent un sous-texte : celui de maintenir les femmes dans un état de vulnérabilité. Si on laisse les femmes aujourd’hui se réapproprier à leur guise toutes ces parures, pourquoi pas les musulmanes portant le voile ?
Bien sûr, la connotation religieuse fait peur, alors que les petites tenues sexy ne font que plaisir. Mais encore faudrait-il que ces peurs soient justifiées. J’ai tenté de démontrer qu’elles ne l’étaient pas. Empêcher même une infime minorité de femmes de disposer de leur corps comme elles l’entendent — le b.a.-ba du féminisme contemporain — est non seulement une injustice à leur égard, mais affaiblit le concept même de liberté.

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