jeudi 10 novembre 2016

Lendemain de veille

Finalement, Hillary est arrivée trop tard.
 
En 2016, ce n’était tout simplement pas assez d’être la « première femme » à oser briguer la présidence américaine. Contrairement à Barack Obama, huit ans auparavant, le pouvoir du symbole, la possibilité « d’écrire une page d’histoire » n’a pas suffi à propulser Mme Clinton jusqu’à la Maison-Blanche. Pour que la magie opère, pour que les femmes de tous les âges et de toutes les classes sociales sautent dans le train, comme l’ont fait la très grande majorité des Noirs pour leur héros Obama, il aurait fallu un pays moins divisé, moins en colère, moins partagé entre l’identité de la nation et l’identité individuelle. Il aurait fallu arriver 10 ans plus tôt ou même avant le fameux 11-Septembre, un événement qui a contribué à écorcher le rêve américain et à semer la peur et la suspicion comme jamais. Arriver avant les ravages de la mondialisation et de la révolution technologique, ce qui a dévalué des secteurs industriels au complet.
 
La victoire féministe d’Hillary ne pouvait pas suffire, parce que le féminisme, après tout, est une vieille histoire. Cinquante ans après de fulgurants débuts, bien des choses ont changé, en commençant par la vie des femmes elles-mêmes. Beaucoup plus a changé pour les femmes, en fait, que pour les Noirs. Même si le plafond de verre, en politique notamment, demeure un véritable problème, il n’y a rien de révolutionnaire aujourd’hui à l’idée d’une femme présidente. La proposition d’un homme noir à la tête des États-Unis, il y a huit ans, était beaucoup plus audacieuse — et le combat d’Obama, par conséquent, beaucoup plus héroïque, comme le dénotait éloquemment son « Yes, we can ! ».
 
C’est justement parce que le féminisme a une longue et fructueuse feuille de route que bien des jeunes femmes, et les jeunes tout court, ne se sont pas reconnues dans Hillary Clinton. Ce n’est pas que le féminisme n’a pas agi, dans ce cas, c’est qu’il a trop agi.
 
Les jeunes tiennent pour acquis aujourd’hui que les femmes peuvent faire tout ce qu’elles veulent, y compris briguer la présidence américaine. Contrairement aux générations plus vieilles, cela ne représente pas un aboutissement en soi, mais bien un plancher à partir duquel ériger d’autres valeurs, notamment de justice sociale et écologique.
 
Deux générations plus tard, le féminisme est une affaire plus complexe, en d’autres mots, et c’est tant mieux. Il ne s’agit pas seulement de mettre une femme à la place d’un homme. Il s’agit de choisir quelqu’un, en l’occurrence une femme, qui va nous amener plus loin.
 
Hillary Clinton a des qualités à revendre, comme elle l’a à nouveau démontré dans son discours de concession, elle est forte, fière et généreuse, intelligente à souhait, mais elle n’incarne certainement pas le changement. Tout le contraire.
 
D’abord, ce n’est pas quelqu’un qui a le doigt au vent, qui a l’instinct de ce qui est en train de se transformer. Appelons ça l’incapacité, présente chez bien des baby-boomers, de voir au-delà de sa propre expérience. Ensuite, avec son train de vie de grande bourgeoise, ses relations avec Wall Street, ses discours à coups de millions, Mme Clinton est à mille lieues du plancher des vaches. Elle transpire l’establishment et le statu quo. Or la morale de cette élection-choc, mis à part l’incapacité des sondeurs et des médias d’y voir clair, c’est justement la désaffection de la moitié de la population envers les institutions du pays, financières, politiques et médiatiques.
 
Ce n’est pas juste la frange d’hommes blancs en déroute, en d’autres mots, qui a pesé dans la balance. Le sexisme et le racisme, et Dieu sait qu’il y en a eu, ne sont pas les seuls responsables de la déroute d’Hillary Clinton. La victoire imposante de Trump (la moitié de l’électorat et 279 grands électeurs) parle d’un phénomène plus large. On assiste à une espèce de révolution de palais, en fait, « le plus grand choc pour le système politique américain des temps modernes », dit le New York Times, et personne ne l’a vu venir. « Nous n’avons pas su capter la colère bouillante d’une partie de l’électorat trahie par une reprise économique très sélective, par des ententes commerciales qui menacent des emplois, en plus de se sentir dépréciée par Washington, Wall Street et les médias. »
 
Hillary Clinton n’était sans doute pas la bonne personne au bon moment. Cela dit, comment ne pas éprouver sa déception, comment ne pas reconnaître ce goût persistant d’amertume, comment ne pas maudire la difficulté additionnelle que c’est, encore aujourd’hui, d’être une femme.


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