mercredi 17 février 2016

La fêlure

Au nom de l’art et du cinéma québécois, devrait-on passer l’éponge sur les penchants apparemment pédophiles de Claude Jutra ? Devrait-on feindre d’ignorer la part d’ombre d’un parcours par ailleurs « lumineux » ? Devrait-on respecter ce qui est non seulement privé mais profondément intime et conclure, en l’absence de victimes déclarées, que ce n’est tout simplement pas de nos affaires ?

Je sais ce que mon vieux prof de littérature (déjà invoqué ici) répondrait : oui, oui et oui ! C’était ne rien comprendre à l’art que d’aller fouiller dans la déviance personnelle et il incitait ses étudiants à ne pas s’y attarder. Un peu comme un accouchement, le processus de création reposerait sur des expériences parfois sombres, fétides, malpropres mais avec quel étonnant résultat ! Il fallait s’en tenir à ça, point à la ligne. Et puis, comme dit le grand Leonard Cohen : « There is a crack in everything / That’s where the light comes in. » C’est par la fêlure que passe la lumière, et les arts, plus que toute autre discipline, carburent précisément à ce maelström d’ombres et de lumières.

Il y a bien sûr d’autres raisons pour préserver la réputation d’un homme qui n’est plus ici pour se défendre et qui a beaucoup fait pour la culture québécoise. Être homosexuel dans les années 60-70 n’était certainement pas une sinécure. Il fallait forcément vivre recroquevillé sur soi-même. Or, les hommes attirés vers des mineurs, dit le spécialiste en délinquance sexuelle Yves Paradis, se voient souvent eux-mêmes comme des mineurs. Une façon de « minimiser » ce qui est toujours perçu comme une errance, une erreur de parcours ? Peut-être. Et puis, l’argument massue, personne ne s’en est jamais plaint. Il n’y a jamais eu et il n’y aura sans doute jamais d’accusations portées contre Claude Jutra. Comme disait Marc Béland à l’émission 24/60 : « La sexualité ne regarde personne jusqu’au jour où quelqu’un dénonce un abus. »

N’en déplaise à mon vieux prof et à tous ceux qui sont aujourd’hui scandalisés par ses révélations délétères, aucun de ces arguments ne suffit à remettre Jutra sur son piédestal. D’abord, de la même façon que nous ne passons plus l’éponge sur les errances sexuelles d’hommes politiques, nous sommes moins prêts à donner un statut particulier à des artistes aujourd’hui, du simple fait d’être des artistes. Il ne s’agit pas de pudibonderie, ou de se mêler de ce qui ne nous regarde pas. Nous vivons depuis 30 ans sous l’enseigne des chartes des droits et libertés. Notre conception de la vie en société est davantage axée sur les droits de chacun ; elle est plus démocratique, disons. L’accident de voiture de René Lévesque en 1977, par exemple, impliquant la mort d’un homme, ne serait pas traité de façon aussi désinvolte aujourd’hui. Sa réputation de coureur de jupons, probablement pas non plus.

Bien qu’intellectuellement défendable, ériger un mur autour de la vie privée de personnages publics, c’est aussi leur donner un passe-droit qui, lui, n’est plus socialement défendable. On a vu trop d’abus au cours des dernières décennies, trop de femmes, de jeunes, d’autochtones agressés. Trop de figures d’autorité, d’hommes respectés et puissants, se permettre l’indéfendable. Les droits de cuissage ont fait leur temps. Ce qui a changé aussi, c’est la conception strictement linéaire de la loi : pas de dénonciation ? Alors pas de crime, comme l’intimait Marc Béland. Mais on sait maintenant que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de plaintes qu’il n’y a pas de victimes. Les histoires qui font les manchettes actuellement — le réseau de pédophilie, les adolescentes prostituées de force, l’affaire Ghomeshi — regorgent de victimes sans qu’il y ait eu nécessairement de plaintes. Dans la majorité de ces cas, on ne doute pas que des sévices aient eu lieu et on comprend, de plus, pourquoi les plaintes n’ont pas été déposées.

La présomption d’innocence, pour cruciale qu’elle soit lors d’un procès, ne peut guider l’opinion publique dans une affaire comme celle-ci. Si les révélations du biographe Yves Lever demeurent fort maladroites — à se demander d’ailleurs s’il comprenait bien dans quoi il s’embarquait —, toutes les personnes interrogées depuis n’ont fait que crédibiliser ses affirmations. « Tout le monde savait », rappelle Paule Baillargeon, invoquant les rapports du cinéaste avec de jeunes adolescents. Qu’on le veuille ou non, le comportement de Claude Jutra pose un problème moral qui ne le concerne pas uniquement. Ce n’est pas parce qu’on a choisi de regarder ailleurs de son vivant qu’on peut se le permettre aujourd’hui.

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