mercredi 10 février 2016

Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny

Les femmes aiment se faire battre. C’est la conclusion qui semble s’imposer après la première semaine du procès Ghomeshi, l’ex-animateur radio accusé d’agressions sexuelles. Elles aiment « l’amour qui fait boum ! », comme le dit la célèbre chanson de Boris Vian — ou la non moins célèbre Baby, hit me one more time de Britney Spears, des paroles que l’accusé et une de ses victimes, Lucy DeCoutere, ont d’ailleurs chanté ensemble peu de temps après l’incident qu’elle lui reproche.

C’est vous dire comment, à ce stade-ci, tout est sens dessus dessous. Autant les divulgations concernant l’animateur vedette, à l’automne 2014, ont marqué un tournant pour ce qui est du sérieux accordé à l’agression sexuelle, autant ce procès risque de faire reculer la cause de façon spectaculaire. À force de montrer que les trois plaignantes étaient d’accord pour participer aux ébats préconisés par Ghomeshi — n’ont-elles pas toutes cherché à le revoir après les incidents malheureux ? —, on est en train de les pendre à la corde du supposé masochisme féminin, les immoler à l’autel des têtes de linottes, de la même façon dont on a longtemps discrédité les victimes de viol pour cause de supposée luxure.

Le vieux mythe voulant que les femmes soient (au fin fond d’elles-mêmes) des « bêtes sexuelles » a longtemps saboté les victimes d’agressions sexuelles. Tout procès devenait vite le leur et elles perdaient souvent leur cause par conséquent. Même si la loi interdit aujourd’hui d’utiliser la vie sexuelle des plaignantes contre elles, porter plainte demeure, on le comprend, un pensez-y-bien.

Avec le procès Ghomeshi, c’est un autre mythe, plus dangereux encore, qui prend forme. Celui de la femme « carpette » qui en redemande quand un mâle alpha lui marche dessus, doublée (une fois ce comportement publicisé) de la méchante Gorgone, comploteuse et revancharde à souhait. Il faut voir certains criminalistes secouer la tête, déclarant les plaignantes troublées et mal intentionnées (deux d’entre elles auraient échangé jusqu’à 5000courriels), déplorant leur manque de « crédibilité »et annonçant le cas de la poursuite sur le « bord de l’effondrement » pour comprendre combien ce procès est dangereux pour les femmes.

Comme l’écrivait une professeure de droit cette semaine, si la vie sexuelle des plaignantes n’est plus admissible comme preuve de complicité, pourquoi la confusion amoureuse, ou la confusion tout court, le serait-elle davantage ? Aussi bête, aussi antiféministe puisse nous paraître le comportement de ces femmes prêtes à oublier qu’elles se sont fait brutaliser pour mieux amadouer M. Cool, il n’enlève rien au fait qu’un crime semble bel et bien avoir été commis.

C’est assez troublant, c’est vrai, de constater combien l’estime de soi, pour trop de femmes encore aujourd’hui, passe par l’attention, même malveillante, d’un homme de pouvoir, plutôt que par le respect de leur propre intégrité physique. Mais il ne faudrait pas que ce manque de prise de conscience nous fasse oublier l’essentiel.

L’essentiel, c’est que Ghomeshi a un long parcours d’agressions contre les femmes qu’il fréquentait. Jetées contre un mur, assaillies de coups de poing violents à la tête, étouffées au point de ne plus respirer, ce schème de violence — où la sexualité brille par son absence, soi dit en passant — s’est répété auprès d’au moins 23 femmes au cours des 13 dernières années, dont seulement 4 ont daigné porter plainte. Comme vient de le démontrer le journaliste Jesse Brown, le premier à découvrir le pot aux roses en 2014, Ghomeshi ne se prêtait pas innocemment à ces petits huis clos. Avant de se retrouver seul avec ses victimes, il établissait une correspondance avec elles pour les mettre au parfum de son style « expérimental », ajoutant parfois, dit une femme, « qu’elle devait apprendre à tout accepter ». Avec de telles traces écrites, et les photos nues qu’il demandait parfois de ses soupirantes, s’assurant également de poursuivre la correspondance après les ébats malheureux, l’animateur vedette se protégeait en cas de poursuites. « J’ai des textos », écrit-il rageusement à une jeune femme s’étant plainte d’avoir été manipulée et violentée par lui. « Tu le VOULAIS»

Loin de s’adonner à une « version édulcorée de Cinquante nuances de Grey », comme il le clamait initialement sur sa page Facebook, Ghomeshi savait qu’il pourrait être accusé de voies de fait et d’agressions sexuelles et, en parfait manipulateur, a savamment brouillé les empreintes du crime. C’est ÇA (si je peux à mon tour m’exprimer en majuscules), et non la soi-disant complicité des plaignantes, qui doit ressortir maintenant de ce procès.

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