mercredi 11 février 2015

La méthode Toyota

Vous vous demandez peut-être d’où vient cette rage de réformer le système de santé à coups de hache et de bâillon ? Pourquoi il faut abolir les 18 agences de santé, réduire 182 centres de santé et de services sociaux à seulement 33, imposer des quotas aux médecins et concentrer les pouvoirs dans les mains de Docteur No, notre ministre de la Santé, Gaétan Barrette ? Elle est où l’inspiration pour une réforme aussi massive, pour ne pas dire contestée ?
  Et pourquoi faut-il coller des ingénieurs aux fesses des infirmières afin de mesurer leurs moindres gestes ? « Vous venez de faire trois pas de trop, là », rapportait récemment la présidente de la Fédération, Régine Laurent. Les infirmières se font dire comment « optimiser » leurs mouvements par des gens qui n’ont jamais soigné personne. Et saviez-vous que les couches, les lingettes et le savon de bébé, les serviettes hygiéniques et jusqu’au Kleenex ne sont plus fournis lors d’accouchements, du moins dans les hôpitaux du CHUM ? Avis aux femmes enceintes. Certains de ces articles sont désormais « sous clé » et ne sont dispensés que pour des femmes qui en ont urgemment besoin.
  Bienvenus dans le monde de la « gestion minceur » (lean management) aussi connue comme la méthode Toyota. L’actuel ministre de l’Éducation, Yves Bolduc, a été le premier à introduire cette notion lorsqu’il était à la Santé : « Ce qu’on fait, c’est qu’on travaille avec les gens pour éliminer les processus inutiles », disait-il en 2008. La chasse au gaspillage en temps, en argent ou en procédures est le mot d’ordre de cette nouvelle philosophie managériale. Mais une méthode inspirée d’une chaîne de production automobile peut-elle vraiment servir d’inspiration aux soins prodigués aux malades ? Et comment !, disent les convertis. Depuis un projet pilote au Seattle Virginia Mason Medical Center en 2008, la méthode « d’en faire plus avec moins » s’est répandue dans plusieurs hôpitaux aux États-Unis, ainsi qu’ailleurs en Europe et en Australie.
  Ici au Québec, le lean management a été introduit dans trois CSSS et au CHU à Québec en 2008, à la demande de M. Bolduc. Il s’agissait dans un premier temps de « découper » tout le processus de soins, un peu comme on découpe un saucisson en rondelles. « Si j’entre voir un patient, la prise de température est considérée comme étape 1, le soluté, étape 2, et ainsi de suite, explique Régine Laurent. Évidemment, ce n’est pas comme ça qu’une infirmière travaille. » Tout étant codifié d’avance, l’infirmière qui déciderait, en voyant l’allure de son « client » (ainsi nomme-t-on le patient désormais) de lui administrer un soin non prévu doit ensuite se justifier en rédigeant un rapport. Pour les bureaucrates de ce monde, le superflu est partout sauf évidemment dans la paperasse.
  Mais ce n’était qu’une première phase. La deuxième a été introduite en 2012, par le ministre Bolduc toujours, et consistait à minuter le travail. « Pour une relation d’aide dite de premier niveau, le temps alloué était, disons, 15 minutes, une relation deuxième niveau, 10 minutes, poursuit la présidente de la FIQ. Mais ça n’a aucun sens ! Voulez-vous bien me dire ce que ça veut dire une relation d’aide de premier niveau ? »
  C’est la multinationale de gestion Proaction qui a été engagée par le ministère pour commencer à implanter la nouvelle médecine-minute au Québec. Le travail se poursuit évidemment aujourd’hui sous la férule du redoutable Dr Barrette — qui se garde bien de parler de méthode Toyota mais qui privilégie, lui aussi, les mêmes objectifs : quantification, optimisation, réduction des coûts. Le « financement à l’activité », le troisième projet de loi que nous promet bientôt l’actuel ministre de la Santé consiste justement en la troisième phase de ce vaste programme. On découpe, on minute, ensuite on décide combien ça vaut. Comme dans n’importe quelle chaîne de montage, la rentabilité est à l’honneur. Dans Lean Management in Hospitals : Key Factors for Successful Implementation (2011), on ne se gêne pas d’ailleurs pour détourner le serment d’Hippocrate — « je dirigerai le régime des malades à leur avantage » — pour vouloir dire avantage économique.
  Plusieurs voient dans cette obsession de quantifier ce qui est foncièrement humain — l’idée de venir en aide, de soigner quelqu’un — le signe d’une privatisation imminente. Je doute que le gouvernement Couillard ose aller jusque-là. Mais tous ces bouleversements s’inscrivent dans un contexte plus large, c’est sûr, celui de battre en brèche l’État providence, cette « omniprésente nounou » qui nous mène au bord de la faillite.
  Attachez vos tuques. La bataille s’annonce longue entre le gouvernement et tous ceux qui voient dans cette mentalité comptable une rupture du contrat social.

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