mercredi 3 décembre 2014

Donnez-moi l'Amérique

Pour les belles manières, les beaux discours, les grands immeubles, la France n’a pas son égal. Impossible de rentrer à Montréal après un séjour dans la Ville lumière sans une dose d’humilité, un soupçon de déprime à devoir échanger le beau pour le laid, l’élégance pour l’ordinaire, le sens de l’épithète pour celui du juron. Mais, bon. On se console en s’imaginant ce que doit vivre le Trifluvien, le Monctonien, ou encore le pauvre gars de Sudbury.
  Qui n’est pas parti en France à 20 ans espérant y faire sa vie ? Mais qui n’est pas rentré six ou douze mois plus tard un brin soulagé ? Enfin, ça dépend des tempéraments. En ce qui me concerne, j’ai tout de suite su en arrivant dans le pays de la comtesse de Ségur que j’appartenais au Nouveau Monde. À quelque chose de moins formaté, moins stylisé, quelque chose de plus spontané, en l’occurrence délabré, mais où tout était encore possible, y compris le pâté chinois, la féminisation des titres et le rap franglais. Yes, Madame la Mairesse.
  La France a beau être le pays de la galanterie et du culte de la femme, cherchez-la, la femme, sur la place publique. Tous ces beaux monuments, ces belles rues, qui se conjuguent presque tous au masculin. Et ça donne quoi de se faire baiser la main si c’est pour se faire appeler Madame LE Président ? L’Assemblée nationale française offrait récemment le spectacle du député Julien Aubert qui refusait obstinément de s’adresser à Sandrine Mazetier, présidente de l’Assemblée, au féminin. Les règles de l’Académie française l’en empêchaient, plaidait-il. On voit le genre.
  Samuel de Champlain qui, de toute évidence, n’était pas un Français tricoté serré, a compris le premier ce besoin de sortir des sentiers battus, de métissage, ce besoin d’avancer selon le principe d’essais et d’erreurs plutôt que de traditions et de conventions. Entre le Vieux et le Nouveau Monde, la philosophie n’est tout simplement pas la même. Évidemment, aujourd’hui, nous vivons tous dans des pays organisés, hiérarchisés, selon des règles qui se ressemblent, mais l’esprit d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique n’en demeure pas moins différent. Ce n’est pas par hasard si les Français, plus que tout autre Européen, ont fantasmé sur le Far West, les cowboys, les grands espaces. Ah, la liberté du « n’importe quoi » !
  Le grand désavantage de la France, c’est d’être perpétuellement coincée par des conventions et un système de classes qui appartiennent à une autre époque. Pour ma part, toutes les notions romantiques que j’entretenais sur la mère patrie sont tombées le jour où on m’a dit que je serais « la femme idéale si je perdais mon accent ». L’art du formatage. L’art aussi de passer à côté. Combien de vedettes québécoises se sont faites ramassées sur cette question d’accent ? Quelques-unes se sont d’ailleurs rendues ridicules à vouloir soudainement parler pointu. Ce n’est pas parce que les Français entendent un paysan mal dégrossi du XVIIe siècle quand on ouvre la bouche qu’il faut leur donner raison.
  Le grand désavantage du Québec, par contre, c’est peut-être justement de ne pas savoir sur quelle langue danser. C’est d’ailleurs un ami Français qui me l’a fait remarquer. « Comment vous faites ? » me dit-il après ses 48 premières heures à Montréal. « Vous avez trois niveaux de langue ici » : 1- Le radio-canadien (où le cousin disait se sentir « presque chez lui ») ; 2- La langue du monde plutôt éduqué, dont je suis (« plus folklorique mais compréhensible ») ; 3- La langue de la rue (« parfaitement inintelligible »).
  Il y a un décalage partout dans le monde, c’est sûr, entre l’élite intellectuelle et le monde ordinaire, mais j’ai dû admettre que l’écart est particulièrement audible ici. Heureusement, les niveaux de langue dits 1 et 2 tendent de plus en plus à se rapprocher ; on peut croire qu’on y verra bientôt peu de différences. Les animateurs de Radio-Canada ont cessé de se donner des intonations de pr-r-r-rédicateurs zélés et la population, elle, s’est éduquée. Reste néanmoins une insécurité par rapport à la langue qu’on ne voit nulle part ailleurs. Derrière cette insécurité, il y a un phénomène d’éducation encore tout récent : en 2012, 60 % des étudiants du réseau des universités du Québec étaient les premiers de leur famille à accéder aux études supérieures.
  Pour résumer, on pourrait dire qu’en France il y a trop d’éducation (du moins, d’un certain type) et, ici, pas assez. Comme l’illustre le troublant Mommy de Xavier Dolan, au Québec, nous ne trouvons pas toujours les mots pour le dire, ce qui n’enlève rien et même en fait ajoute à cette rage de vivre qui caractérise souvent les gens d’ici. C’est précisément cette rage, un peu chaotique par moments mais combien vitale, qui donne envie de planter son drapeau dans ces quelques arpents de neige.

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