mercredi 10 décembre 2014

117 jours

« Les chiffres ne peuvent mentir », dit, avec sa voix de bon docteur, le ministre de la Santé, Gaétan Barrette. « Il y a de plus en plus de médecins au Québec, mais de moins en moins de services. » Et le ministre-docteur de réitérer le chiffre qui tue : 117 jours travaillés par année chez 60 % des omnipraticiens québécois.
  Le ministre se garde bien de dire le fond de sa pensée ou, du moins, celle qui l’habitait du temps qu’il était Gaétan le Terrible : la « revanche des poussettes » est en train de tirer la profession vers le bas. Même si le ministre prend soin d’amadouer le coup en parlant d’un « profil générationnel en faveur de la qualité de vie », la présence croissante de femmes médecins est bien sûr en cause ici. Pas moins de 80 % des nouveaux omnipraticiens sont des omnipraticiennes. La profession se féminise à grands pas. Le « règne du mâle alpha », dit Diane Francoeur, présidente de la Fédération des médecins spécialistes, en parlant de son prédécesseur, n’aura qu’un temps.
  Les jeunes médecins n’ont pas seulement le travail comme priorité et, en plus, les femmes font les choses différemment, précise Jean-Pierre Dion, directeur des communications de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec. Les femmes médecins sont souvent celles qui « traitent les poqués », dit-il. Elles assurent la majorité des soins palliatifs, des soins à domicile ; elles ont beaucoup élargi la médecine « dans des sphères d’activité qui ne se mesurent pas toujours à l’acte ».
  Or, c’est précisément le piège des chiffres utilisés par le Dr Barrette : ils réfèrent uniquement aux actes payables par la RAMQ. Ce calcul ne comprend pas le travail d’enseignement, d’administration, les réunions de département, les analyses de laboratoire ou, encore, le temps de veille, les longues heures à attendre d’intervenir en milieu hospitalier. Ce que la présidente de la FMSQ appelle « vivre au bout de l’élastique ». Vous n’êtes pas encore sur les lieux de travail, mais c’est tout comme. « Votre sac est prêt, vos souliers, au bout du lit, vous attendez que le téléphone sonne. »
  La garde à l’hôpital est justement un autre phénomène qui contribue à faire passer les médecins québécois pour des paresseux : beaucoup de temps écoulé sur les lieux de travail sans nécessairement poser des actes « payables ». Sans parler de la journée de récupération qui suit nécessairement une garde de 16, 24 ou 36 heures et qui, elle aussi, ne compte pour rien. Les omnipraticiens d’ici font le double du travail en milieu hospitalier de nos voisins d’à côté : c’est 40 % de leurs tâches, comparativement à 20-25 % en Ontario. Pour les médecins spécialistes, c’est 80 % de leurs tâches qui se passent en milieu hospitalier.
  Le projet de réforme du Dr Barrette vient mettre la hache, non seulement dans les solutions proposées pour augmenter l’efficacité des hôpitaux (heures élargies pour les salles d’opération, plus de ressources technologiques), mais, surtout, tourne le dos à une « médecine plus humaine », virage pris il y a 10 ans. « On prônait de prendre justement plus de temps en consultation, de tenir compte de la santé mentale, prendre moins de patients pour former davantage les étudiants en ce sens », ajoute Jean-Pierre Dion.
  Curieusement, c’est au cours des 10 dernières années que le Québec a connu un mini-baby-boom auquel les jeunes femmes médecins ont probablement beaucoup participé. Il n’existe pas de chiffres sur le nombre d’enfants des femmes médecins, mais on sait qu’au Québec, plus une femme est éduquée, plus elle a d’enfants. Selon l’Institut de la statistique, une diplômée universitaire de 30 à 34 ans a deux fois plus d’enfants qu’une diplômée de cégep du même âge : 15 322 bébés, contre 7212 en 2013. Pour les femmes de 35 à 39 ans, c’est trois fois plus de naissances d’un palier d’étude à l’autre : 7313, contre 2953. On sait aussi que la médecine est justement une profession qui permet aux femmes de mieux décider de leur emploi du temps. Bref, les femmes médecins ont certainement aidé à repeupler le Québec au cours des dernières années.
  Se disant fière de vivre dans un endroit qui a retrouvé le goût des enfants, Diane Francoeur déplore que le ministre soit « en train de massacrer les politiques familiales ».
  Pour ne rien dire du fait de s’attaquer à la féminisation des effectifs, de tourner le dos aux nouvelles pratiques, de saborder des réformes existantes et de ne pas dire toute la vérité. La raison de ces piteux 117 jours ? Ils comprennent les femmes en congé de maternité !
  Plutôt que de s’attaquer à la rémunération à l’acte, une des grandes causes des problèmes existants, le Dr Barrette s’attaque aux jeunes médecins, qui sont majoritairement des femmes. Plutôt que d’essayer de comprendre le nouveau mode d’emploi, il sort le bon vieux bâton.

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