mercredi 23 juillet 2014

Tant pis pour les avions

On y pense tous, même ceux qui disent ne jamais y penser, un avion qui défaille, qui tombe, qui explose. Impossible d’avoir vécu ce grand tour de magie qui implique de quitter la terre, de rejoindre les nuages, de parcourir le globe à toute vitesse sans qu’un jour la magie cède le pas au doute, un malaise gros comme un ver de terre mais qui vous traverse inlassablement, régulièrement, sporadiquement (selon qui vous êtes) l’esprit. On connaît tous des gens qui ont dit adieu au Louvre, au Colisée, aux temples cambodgiens, qui se privent des merveilles du monde à force de s’imaginer ce qui pourrait arriver, avant d’y arriver. On connaît tous des histoires d’accidents d’avion, accidents bêtes qui n’arrivent pas souvent mais qui arrivent quand même. Mais ça ? Un avion rempli de vacanciers et de spécialistes du sida abattu en plein vol par des rebelles prorusses un peu trop portés sur la vodka ?
  « Tant pis pour les avions », aurait dit un des combattants à cagoule en apprenant la nouvelle. « C’est la guerre. »
  Je ne sais pas si j’aurais eu assez d’imagination pour entretenir un tel scénario sans y être maintenant obligée. Pour ce qui est de mettre le conflit ukrainien sur la carte, c’est réussi, par contre. Dire que j’aurais pu ne jamais m’intéresser au mercenaire sanguinaire et leader autoproclamé des rebelles, Igor Strelkov, Girkin de son vrai nom. Un habitué des services secrets russes et des guerres tchétchène et yougoslave, Strelkov se serait vanté après la descente de l’avion : « On vous avait averti de vous tenir loin. » Informé de quel avion il s’agissait, l’homme de 43 ans, admirateur de Staline et des Mercedes noires au verre teinté, aurait corrigé le tir sur VK.com, le Facebook russe, en affirmant : « Tous les passagers ne sont pas morts avant l’écrasement. » Comme si l’horreur en redemandait, l’homme fort de Donetsk proposait ainsi la théorie tirée par les cheveux de tirs provenant de l’armée ukrainienne, avancée à ce jour par Moscou.
  Le contraste entre ceux qui tiraient, en bas, et ceux qui mouraient, en haut, vous aura peut-être frappé, vous aussi. La liste des victimes du vol MH17 est un crève-coeur inimaginable : Tessa van der Sande, 26 ans, agente de programmation à Amnistie internationale Amsterdam, en route pour l’Indonésie avec ses parents et son frère. Cor Sheelder, 33 ans, et Neeltje Tol, 30 ans, couple de fleuristes néerlandais, en route pour des vacances de rêve eux aussi. Nick Norris, 68 ans, et ses trois petits-enfants, Moi, 12 ans, Evie, 10 ans et Otis Maislan, regagnaient l’Australie après un séjour en Europe. C’est sans compter le sénateur néerlandais, le romancier australien et sa femme, le pilote d’hélicoptère sud-africain, l’actrice indonésienne, son mari néerlandais et leur bébé d’un an, l’étudiant en médecine canadien, et j’en passe. Et bien sûr, le professeur Joep Lange, 59 ans, un homme qui a donné les 30 dernières années de sa vie à rendre accessibles les médicaments contre le VIH. « Si une cannette de Coca-Cola froide peut être disponible partout en Afrique, disait-il, alors les médicaments contre le sida aussi. »
  Le fleuriste d’Amsterdam, musicien à ses heures, avait pris soin, lui, d’inscrire sur Facebook certaines étapes de son aventure indonésienne. Sa dernière entrée incluait une photo de l’avion MH17, l’exact même modèle porté disparu en mars dernier. « Voici à quoi ressemble l’avion, au cas où il disparaîtrait », écrit-il, le coeur, on imagine, léger.
  Cinq jours après le drame, les boîtes noires ont enfin été remises aux autorités malaisiennes et 282 corps sont sur le point d’être rapatriés aux Pays-Bas, d’où provient la majorité des victimes. Les champs de blé et de tournesols où l’avion s’est fracassé en mille morceaux sont toujours jonchés de cartes d’embarquement, de photos de bébés, de documents scientifiques. La bonne nouvelle ? La destruction sauvage du vol MH17 est aujourd’hui un événement de portée internationale et le conflit en Ukraine, vu enfin pour ce qu’il est : une guerre fomentée par Moscou, une invasion de territoire comme on n’a pas vu depuis la Deuxième Guerre, une menace à l’unité et à la démocratie européennes.
  La mort de 298 innocents est inscrite désormais dans les annales de crimes de guerre et aura souligné magistralement l’inhumanité de certains conflits.

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