lundi 5 novembre 2012

Mauvaise blague



Fort mauvaise blague que ce jugement d'outrage au tribunal émis contre Gabriel Nadeau-Dubois. Quelqu'un devrait avertir l'honorable Denis Jacques qu'il y a eu (grâce justement au mouvement étudiant) élection au Québec, que les Libéraux ont perdu et que les méthodes dures préconisées par le PLQ, notamment la loi 78 et l'appel aux tribunaux, ont non seulement été condamnées par le Barreau du Québec mais rejetées par la majorité des Québécois. Bref, plusieurs choses ont changé depuis le moment où la requête du tristement célèbre Jean-François Morasse, l'étudiant en arts plastique qui s'est présenté deux fois plutôt qu'une devant les tribunaux, lui a été soumis.

À lire son jugement, on se croirait six mois derrière, alors que le gouvernement Charest voulait à tout prix faire croire que les étudiants, et plus précisément Gabriel Nadeau-Dubois, constituaient une menace à l'ordre établi. Le juge Denis Jacques reprend les mêmes termes acrimonieux en accusant l'ex-porte-parole de la CLASSE de "prôner l'anarchie et encourager la désobéissance civile". Sans se sentir le moindrement obligé d'en faire la démonstration, par ailleurs.  

On comprend l'intention de porter ce jugement en appel, surtout après avoir lu les 20 pages en question. En plus de faire fi des changements survenus au Québec, ce jugement est une insulte à l'intelligence et, on l'espère, au droit comme tel.

Laissons de côté, pour l'instant, le fait que le juge Jacques, pressenti comme candidat libéral en 2004, a des accointances avec le PLQ. Il serait d'ailleurs intéressant de savoir comment sa nomination à la Cour supérieur s'est faite (avec ou sans post-it ?..), mais c'est pour un autre jour.

Laissons de côté aussi le fait qu'il beurre épais avec sa citation de John F. Kennedy ("le déni de la loi est le chemin le plus sûr vers la tyrannie") étant donné que le président américain défendait, ici, le droit d'un protestaire, James Meredith, premier Noir à fouler le sol d'une université ségrégationniste en 1962. L'université du Mississippi voulait évincer Meredith et il a fallu qu'il soit accompagné par des policiers pour être admis. Kennedy craignait qu'il y ait de la violence contre l'étudiant téméraire et, dans un discours à la radio,  invoque le respect des nouvelles normes antiségrégationnistes, et non pas l'application coûte que coûte de la loi.

C'est pas parce qu'on est juge, faut croire, qu'on sait décoder les événements qui nous entourent.

Passons aussi sur la litanie de citations qui cherche à démontrer comment l'outrage au tribunal "vise à garantir la primauté du droit sur l'arbitraire." Vu le détournement de sens fait des mots de Kennedy, ces citations ne sont guère convaincantes en plus d'être prises hors contexte.

Venons-en à l'essentiel et, surtout, à ce que le juge Jacques ne dit pas.  

D'abord, que l’outrage au tribunal est "la seule occasion en matières civiles où la peine d’emprisonnement est applicable" (voir http://www.faitsetcauses.com/2012/11/01/gnd-apres-loutrage-au-tribunal-lamende-ou-la-prison/). C'est donc extrêmement grave comme accusation et ne peut être portée qu'avec beaucoup de discernement. L'outrage au tribunal exige que la preuve soit faite "hors de tout doute raisonnable", le magistrat devant démontrer de façon indubitable que l'accusé avait comme intention de miner "l'autorité et la dignité de la cour."

Le juge Jacques ne fait absolument pas cette démonstration. Il admet, d'ailleurs, que l'ordonnance d'injonction, obtenue par Jean-François Morasse, le 12 avril 2012, n'a pas été "signifiée", c'est-à-dire remise en mains propres, à Gabriel Nadeau Dubois, la seule façon d'être absolument sûr de la transmission d'informations. C'est pour ça que les huissiers existent.

Il admet aussi que l'Association des étudiants en arts plastiques qui, elle, avait copie de l'ordonnance, ne l'a pas transmise au porte-parole de la CLASSE, non plus. Le juge déduit seulement que, vu les propos tenus à RDI, Gabriel Nadeau-Dubois devait connaître l'ordonnance. C'est ce qu'on appelle faire les coins ronds.

Interrogé à RDI le 13 mai 2012, GND dit regretter le manque de solidarité de certains étudiants devant la "volonté démocratique qui s'est exprimée à travers le vote de grève." Il poursuit: "je crois qu'il est tout à fait légitime pour les étudiants et étudiantes de prendre les moyens pour faire respecter le choix démocratique qui a été fait d'aller en grève."

Non seulement ces propos ne reflètent pas "hors de tout doute" la connaissance de l'ordonnance du 12 avril, il s'agit d'une opinion personnelle ("je crois") et non, comme le maintient le juge Jacques, une incitation "à contrevenir" à l'ordonnance. Comme dit un commentateur du site juridique Faits et Cause: "Est-ce légal pour un juge de travestir les propos de l'accusé?"

De plus, le juge justifie son accusation d'incitation à contrevenir à la loi en contrastant, à trois reprises, les propos tenus par Gabriel Nadeau-Dubois avec ceux de son confrère Léo Bureau-Blouin, alors leader de la FECQ et également interviewé à RDI ce jour-là.  M. Bureau-Blouin, on le sait, a toujours été considéré le leader étudiant le plus modéré. Ce qu'on sait moins, et ce que de toute évidence le juge ici ignore, c'est que LBB ne voulait pas de cette grève, qu'il y a été forcé par ces propres membres, près d'un tiers de son membership l'abandonnant par la suite en faveur de la CLASSE, vu la mollesse de direction à la FECQ.

Léo Bureau-Blouin peut difficilement être considéré un modèle pour comment mener la grève, vu son préjugé favorable pour le maintien des cours.

Ce qui m'amène à la lacune la plus criante de ce jugement : nulle part admet-on le droit de mobilisation ou d'assemblée des étudiants. Alors qu'un jugement antérieur précise que "le Tribunal ne discute pas le droit de certains étudiants de soutenir et de participer au boycottage des cours", le juge Jacques, lui, se contente d'affirmer que "le droit de grève étudiant ne trouve assise dans aucune loi". 

De là à traiter Gabriel Nadeau-Dubois de méchant anarchiste, il n'y a qu'un pas, franchi ici allègrement. En disant vouloir "sauvegarder la confiance du public en l'administration de la justice", le juge Jacques vient, au contraire, de la miner. 

En attendant que la Cour d'appel se prononce sur ce jugement éhontément biaisé, il y a urgence pour le nouveau gouvernement, ainsi que pour le Barreau du Québec, d'éclaircir le statut légal des associations étudiantes. Au même titre que les syndicats, leurs droits de protestation et de mobilisation doivent être reconnus. Ceux et celles qui nous ont redonné le goût de se tenir debout méritent mieux que de croupir dans un flou juridique.

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