mercredi 1 décembre 2021

Voir plus loin que son nez

 L’apparition d’un troisième variant de taille — après Alpha et Delta, voici le redoutable Omicron — rappelle le b.a.-ba de toute pandémie. Le virus affecte l’ensemble de la planète. Le virus ne connaît pas de frontières. Multiplier les mesures et les vaccins chez les mieux nantis, bien qu’essentiel, ne compense pas l’absence flagrante de protection chez la majorité défavorisée. En Afrique, seulement 6 % de la population générale est adéquatement vaccinée comparativement à 60 % aux États-Unis, 70 % en France, 77 % en Chine continentale, 75,50 % au Canada et 77,9 % au Québec (88,9 % des 12 ans et plus).

On aurait raison de se féliciter de ces taux de vaccination olympiques s’ils ne représentaient pas un véritable cheval de Troie. « Notre échec à fournir des vaccins aux pays du tiers-monde revient aujourd’hui nous hanter », dit l’ex-premier ministre britannique et ambassadeur auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Gordon Brown. Les variants ne sont rien d’autre que les conséquences de l’inégalité vaccinale ; ils sont les réactions (ô combien futées) du virus face aux vaccins.

« Chaque fois que le virus se reproduit en quelqu’un, dit le virologue Vinod Balasubramaniam, le risque d’une mutation existe. » Une telle mutation risque, à son tour, de créer un variant. Plus un variant exhibe de mutations — Omicron détient la palme des transformations —, plus il est capable, du moins en théorie, de contourner la protection vaccinale et, donc, de se transmettre.

Or, pour que le virus développe toute cette armature, tous ces muscles, il faut un vaste terrain d’entraînement. De grands bassins de population encore vierge, c’est-à-dire largement non protégée, sont nécessaires pour pouvoir former de nouveaux assaillants. Toute cette gymnastique génétique se déroule plus efficacement encore lorsque le terrain compte beaucoup de personnes immunosupprimées. Des scientifiques soupçonnent que c’est ce scénario qui a permis aux variants Delta et Omicron d’émerger en Afrique du Sud, où 8,2 millions de personnes sont infectées au VIH.

Bien sûr, personne n’a été surpris des nouvelles interdictions visant les ressortissants d’Afrique australe, même si ces mesures ne s’attaquent pas à la source du problème, ni de l’administration d’une troisième dose, même si on ignore toujours l’efficacité des vaccins actuels face au nouveau variant. Tout gouvernement a le devoir de protéger sa population d’abord. Mais combien de variants nous faudra-t-il avant de voir plus loin que notre nez ? Avant de comprendre que ce « nationalisme vaccinal » est non seulement catastrophique pour les pays du tiers-monde, mais qu’il l’est aussi, par effet de rebondissement, pour nous tous ?

Des mécanismes ont pourtant été établis par l’OMS pour faciliter, justement, cette nouvelle lutte des classes. Le COVAX voit à l’obtention et à la distribution de vaccins disponibles à travers le monde. Le C-TAP vise à démocratiser la fabrication de vaccins en facilitant le transfert de technologie et en levant les droits de propriété intellectuelle. Mais les promesses faites à ces égards ont été largement ignorées : seulement 14 % du 1,8 milliard de doses promises aux pays défavorisés ont été reçues jusqu’à maintenant. Selon un rapport du People’s Vaccine Alliance, le gouvernement américain s’est montré le plus généreux, en expédiant 16 % de ce qu’il avait promis, et le Canada, un des moins généreux, s’étant acquitté de seulement 8 % de son engagement — tout en s’appropriant, et c’est le comble, 970 000 doses du fonds COVAX lui-même !

Visiblement, la solidarité internationale passe à la trappe lorsqu’on pense devoir éteindre des feux chez soi. Et les compagnies pharmaceutiques dans tout ça ? Johnson & Johnson, Moderna, Oxford / AstraZeneca et Pfizer / BioNTech n’ont fourni à ce jour que 12 % de leurs engagements, soit 15 fois moins que ce qu’ils ont fourni aux pays riches. « Chaque jour, on administre six fois plus de troisièmes doses [dans les pays développés] que de premières doses dans les pays défavorisés, dit le directeur de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus. […] Il faut mettre un terme à ce scandale. »

Le comportement des compagnies pharmaceutiques est particulièrement scandaleux.

Malgré des milliards de dollars de financement public, « qui ont de fait éliminé les risques normalement associés à la mise au point d’un médicament, rappelle Amnesty International, les laboratoires ont conservé leur monopole sur la propriété intellectuelle, bloqué les transferts de technologie et exercé de très fortes pressions pour entraver les mesures visant à étendre la fabrication des vaccins à l’échelle mondiale ». Ces compagnies « jouent au bon Dieu » sans se soucier de leurs engagements préalables ni de leurs responsabilités morales.

Notre incapacité à régler l’inégalité vaccinale est directement liée au fait d’avoir cédé le contrôle de l’approvisionnement des vaccins à une poignée de laboratoires qui, incapables de répondre aux besoins mondiaux, s’efforcent d’astreindre artificiellement l’offre, tout en priorisant leurs profits. Le duo Pfizer / BioTech s’attend cette année à des revenus de 15 à 30 milliards de dollars américains, Moderna à 18 à 20 milliards. Rien de moins.

La crise sanitaire nous a un peu trop habitués à nous attaquer au plus urgent, sans réflexion plus avant. À quand une façon de faire plus responsable ?

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twittter : @fpelletier1

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