mercredi 6 juin 2018

Métiers dangereux


L’hôpital Jean-Talon à Montréal est possiblement l’établissement de santé le moins attrayant de tout le Québec, et peut-être même de l’Amérique du Nord. Les murs sont beiges en haut et kaki en bas, les pictogrammes des toilettes sont complètement écaillés, la salle d’attente est un assemblage chaotique de chaises droites, et les civières émergeant de la porte coulissante « Triage no 1 » sont la seule distraction. Les visages sont mornes, somnolents ou résignés. À l’exception d’un grand Haïtien en salopette qui s’est fait poignarder par un employé en colère. Celui-ci se lève régulièrement pour informer l’infirmière, probablement haïtienne elle aussi, la seule employée surplombant cette nature morte, ce triste assemblage, de son état de santé dépérissant. « Ce n’est pas normal, bougonne-t-il, à Ottawa on n’attend jamais plus de 45 minutes. Même en Haïti — en Haïti, sapristi ! — on n’attend pas plus d’une heure. »
Comme 80 % des personnes malheureusement rassemblées ici, je ne devrais pas être là. J’enfourchais mon vélo, une fausse manoeuvre, que sais-je, la vie bascule en un instant, et me voilà étalée sur le trottoir avec une enflure à la cheville de la grosseur d’une orange. L’incapacité de bouger, la gentillesse d’un couple de Saint-Eustache ont fait le reste : je me retrouve dans les bras d’un ambulancier qui a la bouille de Laurent Paquin et le coeur et la volubilité de Fred Pellerin, Daniel de son petit nom, mais en route pour l’ineffable Jean-Talon, l’endroit dicté par le répartiteur.
Le ministre de la Santé a beau jouer du violon pour ce qui est des « supercliniques » — il aurait même récemment sommé les hôpitaux et les urgentologues de « réduire l’achalandage dans les urgences pour les cas mineurs » en y transférant des patients —, on a l’impression que ces fameuses cliniques existent dans la tête du Dr Barrette comme Disneyland dans la tête des enfants. Mais où donc sont-elles ? Et qui a le pouvoir d’y envoyer des patients ? Certainement pas Urgences-santé ou l’hôpital Jean-Talon. Sinon, vraisemblablement, moi, le grand Haïtien, la vieille dame italienne, le jeune joueur de soccer, la grosse femme qui chante toute seule dans son coin et combien d’autres jetés ici en pâture, en ce beau dimanche après-midi, nous y serions déjà.
Bref, je jette mon dévolu sur Daniel, mon nouveau héros, pour ne pas déprimer complètement.
Contrairement à la jeune ambulancière appelée à la mosquée de Québec, Daniel Bouchard n’a jamais songé au suicide. Mais il a connu, lui aussi, le « trouble de stress post-traumatique ». Le syndrome est courant parmi les ambulanciers, qui affichent un taux de suicide très au-dessus de la moyenne, comme d’ailleurs bien des professionnels de la santé de première ligne. N’y a-t-il pas eu justement le suicide d’une infirmière à Laval récemment ?
Mais revenons à Daniel, qui a passé deux ans sur le carreau après avoir « craqué » au boulot. Après trente-trois ans à Urgences-santé, dont dix à « l’équipe tactique », le corps ambulancier qui s’occupe des cas lourds, Daniel en a vu d’autres. « On m’a braqué avec une arme, pris en otage, frappé », raconte-t-il. Sans compter les suicides dans le métro qui sont monnaie courante pour ce corps de métier. Il gardait tout ça pour lui, n’en parlait surtout pas à sa femme, prenait les bouchées doubles en faisant des heures supplémentaires. Et puis, un jour, le simple fait d’être dépêché, après une intervention difficile, à un « transfert d’établissement », lui a scié les jambes. « Les policiers et les pompiers arrêtent, eux, après une intervention lourde. Pas nous. » Tout à coup, il s’est mis à pleurer comme un enfant.
Comme les médecins, les paramédicaux se concentrent sur le bobo à traiter, le « trauma ». « On gère l’événement », dit Daniel. Mais toute cette souffrance, ce chapelet de douleurs humaines, il faut bien la mettre quelque part, non ? Qu’est-ce qui fait que le drame est recevable à certains moments mais pas à d’autres ? « C’est quand on voit quelque chose qui n’a plus de sens. Pour certains, voir un bébé mort, c’est trop », précise Stephan Gascon, responsable des relations avec les médias à Urgences-santé, appelé à mon chevet par mon beau Daniel, vu l’insistance de mes questions. (Mon appréciation de cet organisme augmente d’heure en heure…) « Il faut être capable de vivre ses émotions », ajoutera Daniel. Une autre façon de dire qu’il faut accepter que les gens souffrent et qu’on ne peut parfois rien y faire.
C’est d’ailleurs mon cas depuis que les ambulanciers m’ont laissée à moi-même et aux charmes de l’urgence Jean-Talon, que je quitterai six heures plus tard sans jamais avoir vu de médecin, mais avec un souvenir impérissable de l’endroit et, surtout, de mes étonnants infirmiers volants.

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