mercredi 29 mars 2017

La québécophobie

Le Canada est connu pour son caractère aimable, poli et politiquement correct. C’est le sujet d’innombrables blagues, d’ailleurs, cette façon qu’ont les Canadiens de s’excuser après s’être fait piler sur les pieds. L’Américain, lui, va songer à vous poursuivre, alors que Joe Canadian se pourfend en courbettes. Comme le rappelait le critique média du Globe and Mail, samedi dernier, au Canada, « on fait très attention de n’offusquer personne ».

À une exception près, bien entendu. À juger du billet incendiaire d’Andrew Potter, le Québec sert de véritable punching bag au Canada anglais. Comme si, pour toutes les fois où le ROC s’est fermé la trappe, rentré le ventre, tendu le menton, il aurait un besoin irrépressible de défoulement. Mais pourquoi s’en prendre si violemment au Québec ? Les relations entre le Canada et la Belle Province ne sont pas à ce point acrimonieuses pour justifier ces flèches empoisonnées. Et puis, perdu dans toute cette controverse, un fait demeure : pour bien des Canadiens, il n’y a pas de ville plus cool, plus sophistiquée ou plus désirable que la métropole québécoise. Dans le ROC, où j’ai quand même habité longtemps, on vénère Montréal de la même façon que bien des Américains craquent pour Paris. « Oh, I loooove Montreal ! »

Alors, qu’est-ce qui s’est donc passé dans la tête d’un journaliste expérimenté, « un des meilleurs auteurs du pays », pour justifier un tel dérapage ? À mon avis, il faut d’abord distinguer les règlements de compte usuels de cette dernière incartade. Depuis le début de la Confédération, nos deux solitudes, comme deux navires qui se croisent dans la nuit, se sont invectivées à répétition. Nous les traitons de rednecks, ils nous traitent d’enfants gâtés. On les trouve « pognés » et ratoureux, ils nous trouvent émotifs et délinquants. On voue le multiculturalisme aux gémonies, ils font pareil avec notre penchant pour le couteau sur la gorge. Voilà le prix à payer à devoir cohabiter sans se connaître vraiment.

Ces talonnades, pour stéréotypées qu’elles soient souvent, contiennent quand même des parcelles de vérité. Même le dossier honni du Maclean’s sur la corruption au Québec (2010), bien que fielleux à souhait, n’était pas sans assise factuelle. Andrew Potter, par contre, s’inspirant du même fiel, donne dans le n’importe quoi. Rien ne tient debout ici — ni les pantalons colorés des policiers comme preuve de « panne de l’ordre social », ni les billets de guichet de 50 $ comme signe d’une société convertie au cash, ni l’absence de bénévolat comme manque de solidarité. Ce n’est pas tant le nombre d’erreurs et d’approximations qui personnellement me sidèrent, c’est littéralement la job de bras.

D’ailleurs, des termes comme « mentalement aliéné » — la première salve de l’auteur à l’endroit du Québec — ne vous rappellent-ils pas quelque chose ? C’est précisément le type d’insultes utilisées lors de violence conjugale. T’es une maudite folle, tu vaux rien, tu me gâches l’existence… Les mots peuvent varier, mais l’intention est toujours la même : humilier au maximum, mais de telle sorte que la victime se sente coupable et l’agresseur, grandi. C’est lui qui est généreux et raisonnable, après tout, lui qui peut nous montrer comment réintégrer le droit chemin. Comme le texte de Potter, c’est d’une malhonnêteté intellectuelle ahurissante et une façon éhontée de manipuler une situation. C’est aussi un discours qui dénote qu’il y a déjà eu de bons sentiments, c’est pourquoi ils sont si mauvais aujourd’hui. Amour-haine, disent les psy.

Et nous voilà arrivés au coeur du sujet : la rupture de 1995. Bien des coeurs se sont brisés ce soir fatidique d’octobre, mais, curieusement, la victoire a été plus âpre du côté des gagnants que la défaite chez les perdants. C’est que la majorité des francophones ne pensait pas l’emporter, alors que la majorité anglophone était persuadée que le pays y passait. Ce soir-là, bien des Canadiens ont eu la peur de leur vie, le genre d’émotion qui traumatise longtemps. Rien au cours des 20 dernières années n’avait pu préparer à cette soudaine débandade. Lévesque ? On l’admirait presque autant du côté anglais (du moins à gauche) que du côté souverainiste. Le référendum de 1980 ? Un exercice essentiellement de sémantique. Pendant toutes ces années, l’indépendance était demeurée une vue de l’esprit. Un beau débat. Soudainement, brutalement, ce n’était plus le cas.

Pour ses prétendants éconduits, le Québec a cessé en 95 d’être un objet de fascination, voire d’admiration, et s’est transformé en objet de méfiance et de mépris. Andrew Potter nous en a fait toute une démonstration.

mercredi 22 mars 2017

Dormir au gaz

Les accusations fusent toujours. Une semaine après le « cafouillage » du siècle, lors de la tempête qui a causé six morts au Québec, les ministres du Transport et de la Sécurité, les responsables à la SQ (pour ne rien dire de l’agent qui ne serait jamais sorti de son autopatrouille), les chargés du déneigement, les camionneurs qui ont supposément joué les mauvais citoyens et, bien sûr, tous ceux qui ont regardé leurs petits écrans pendant des heures sans rien dire… tous sont montrés du doigt. Comment a-t-on pu manquer si cruellement de jugement ? La question se pose.

Mais ne manque-t-il pas un coupable à ce pilori ? Les changements climatiques. Bien sûr, lorsqu’il s’agit de météo, difficile de jurer qu’un dérèglement inusité de la nature est en cause. La revanche de l’hiver, on connaît ça, après tout. Il faudrait une accumulation de données pour pouvoir prouver que les fainéants ne sont pas seulement ceux qu’on pense. Ce qu’on sait, par contre, c’est que les changements climatiques ne font pas que réchauffer l’atmosphère. Ils favorisent également « les phénomènes météo extrêmes à travers le monde ». Pensons à la vague de chaleur en Europe en 2003 (70 000 morts), à l’ouragan Katrina en 2005 (1836 morts), à la sécheresse en Afrique en 2011 (258 000 morts), aux inondations au Pérou pas plus tard qu’avant-hier (75 morts).

Bien qu’ils fussent décidément moins mortels, le Québec a aussi connu des phénomènes extrêmes, particulièrement en hiver. La tempête de verglas de 1998, l’accumulation record de neige de 2007-2008, l’hiver particulièrement clément de 2011-2012 (comment oublier ces invraisemblables 24 degrés le 22 mars 2012 ?), les inondations en Montérégie la même année, l’érosion soudaine des berges aux îles de la Madeleine en 2010…

On peut d’ailleurs remercier les dieux de la météo de ne pas faire davantage de morts au Québec, puisque l’augmentation de la température est ici plus élevée qu’ailleurs. Saviez-vous que la même concentration de gaz à effet de serre résulte, en sol québécois, en plus de degrés Celsius ? Selon les chercheurs qui ont réussi à établir un lien entre la production de GES et la hausse de température, « une augmentation d’une tératonne (1000 milliards de tonnes) de CO2 dans l’atmosphère se traduit par une hausse de 3 degrés Celsius au Québec, alors que la moyenne mondiale est de 1,7 degré Celsius ». Pourquoi ? À cause de notre proximité avec l’Arctique, qui se réchauffe beaucoup plus vite qu’ailleurs, la disparition des glaces ne faisant plus écran aux rayons du soleil.

Ce qui nous amène à ceux qui « dormaient au gaz » la nuit du 14 mars 2017. De toute évidence, ils n’étaient pas seuls. Malgré une accointance profonde avec notre pays l’hiver, la majorité d’entre nous ronflions sur le dos, dorlotés par une saison sans grand froid ni grand neige, exceptionnelle encore une fois — un phénomène qui a été encore plus marqué chez nos voisins. À Chicago, une ville pourtant connue pour ses hivers difficiles, il n’y a eu aucune chute de neige en janvier et février cette année. Du jamais vu en 146 ans.

Insouciance généralisée, donc, créée par une situation inusitée. C’est le premier facteur à mettre dans l’équation. Deuxièmement, la tempête s’est avérée être un blizzard. Des vents atteignant « parfois 100 kilomètres à l’heure » ne font pas exactement partie de l’inconscient collectif, de ce à quoi on s’attend quand on nous annonce une tempête de neige. Comment expliquer la mort de deux hommes relativement jeunes autrement ? Morts, non pas dans un fossé, non pas happés par une souffleuse, mais assis dans leur camionnette dans la rue principale de leur village ! Le temps de se rendre compte qu’ils étaient en train de se faire ensevelir vivants et il était trop tard.

« Ça fait 37 ans que je reste ici, dit une résidente à Radio-Canada, c’est vraiment la première fois que je vois un gros vent comme ça. On ne voyait pas le garage en avant. Le vent était déchaîné. »

Les dérèglements climatiques ont donc très probablement participé au dérapage de la semaine dernière. Les désignés coupables n’en sortent pas blanchis pour autant. Tout le contraire. Au-delà de la bêtise du fonctionnaire, de l’irresponsabilité du ministre, de l’égoïsme du camionneur, le comportement véritablement scandaleux n’est-il pas plutôt celui des gouvernements qui, en ne respectant pas leurs promesses de réduction de CO2, en n’investissant pas suffisamment dans l’énergie verte, en ne croyant pas (vraiment) qu’il est possible de bâtir un autre type d’économie, tiennent en otage, non pas quelques centaines d’automobilistes, mais la population tout entière ?

mercredi 15 mars 2017

Identité, prise 3

Un dernier sondage nous dit que personne n’est à l’abri, finalement. Même le Canada propret de Justin Trudeau, coiffant le palmarès des « meilleurs pays du monde », n’est pas sans relents xénophobes. C’est une des conclusions du sondage CROP–ICI Radio-Canada dévoilées cette semaine. Si le Québec se montre plus frileux devant les signes religieux et les musulmans, en particulier, le Canada anglais craint lui aussi pour ses « valeurs ».

C’est vous dire combien le monde bienveillant de l’après-guerre, un monde bâti sur l’ouverture aux autres et l’édification des droits de la personne, ratatine comme peau de chagrin. Je suis toujours un peu soufflée de constater à quel point les temps ont changé en l’espace d’une génération ou deux. Il y a 25 ans, il aurait été impensable qu’un Donald Trump aux États-Unis, un Geert Wilders aux Pays-Bas et une Marine Le Pen en France prennent le pouvoir. Aujourd’hui, sondage après sondage, on confirme que la combinaison fatale de tout ce qu’il y a de plus archaïque, la peur de l’Autre, avec tout ce qu’il y a de plus nouveau, la mondialisation et la haute technologie, nous pousse, partout en Occident, à nous recroqueviller sur nous-mêmes.

Mais le sondage révèle autre chose : il y a de moins en moins de différences entre le Québec et le ROC (rest of Canada). Mis à part la langue, bien sûr, nous chérissons les mêmes valeurs et éprouvons beaucoup les mêmes craintes. C’est une autre raison pourquoi le nationalisme québécois a besoin d’une mise à jour. La notion de survivance, qui a toujours été au coeur de la Belle Province, s’est édifiée à l’encontre du Canada anglais. Depuis la Conquête jusqu’à la Révolution tranquille, le Québec a assuré sa pérennité en construisant des murs. La religion, la ruralité et la langue ont agi comme remparts, comme répudiation permanente de la domination anglaise. À partir de 1960, la survivance s’est incarnée de tout autre façon : en s’opposant mano a mano au gouvernement canadien. Désormais « maîtres chez nous », on exige la séparation des pouvoirs, et que ça saute. Le Canada français, qui depuis ses débuts a toujours été plus lent que son pendant anglais, déboule tout à coup.

Le dernier référendum, en 1995, est le dernier sursaut de ce bras de fer entre le Canada et le Québec. Il n’y aurait pas eu de référendum sans la trahison de Meech, sans la profonde indifférence du ROC envers les demandes du Québec. Ils nous ont craché dessus, alors on s’en va. Pas la meilleure raison de faire l’indépendance, remarquez, mais ç’a failli marcher.

Ce temps, par contre, est révolu. D’abord, de Stephen Harper à Justin Trudeau, on refuse de rejouer dans ce film-là. Au Canada, l’heure est à la réconciliation et aux gestes symboliques. Tenter de faire d’Ottawa, du ROC, du multiculturalisme ou du fantôme de Pierre Trudeau un genre de père Fouettard, 25 ans après que la guerre est terminée, frise le ridicule. Un peu comme la présence du Bloc à Ottawa, d’ailleurs. Essayer de maintenir le Canada anglais dans le rôle de l’« oppresseur », alors que non seulement nous nous ressemblons de plus en plus, mais que de véritables oppressions pèsent sur nous — la dégradation de l’environnement, l’effritement de l’espace démocratique, la crise de l’immigration —, ne tient pas debout. La majorité des jeunes de moins de 35 ans vous le diront.

Au cours des 40 dernières années, le nationalisme québécois s’est recroquevillé sur lui-même, lui aussi. À partir de 1995, soufflé par deux échecs, il s’est maintenu à coups de crainte de l’immigrant, comme je l’écrivais la semaine dernière, et de diabolisation d’Ottawa. Deux négatifs, deux positions défensives, deux soustractions plutôt que des additions. On pourrait trouver mieux, non ?

Il me semble qu’il y a ici une occasion en or de ressouder l’identité québécoise sur quelque chose de plus positif. Il faut certes faire la promotion de la culture et de la langue, mais aussi la promotion de tout ce qui est vivant et de ce que nous avons le devoir de faire vivre encore longtemps, l’environnement. La promotion de la diversité plutôt que de l’uniformité, du débat plutôt que de la censure, d’une véritable laïcité plutôt que de cette catho-laïcité qui embrouille les esprits. Le Québec est un endroit foncièrement généreux, créateur, capable de se mobiliser. Je rêve que nous devenions les Lumières d’un début de siècle encore plongé dans le noir.

mercredi 8 mars 2017

LeQuébec nouveau n'est pas (encore) arrivé

Le damné crucifix de l’hôpital du Saint-Sacrement, le test de valeurs pour immigrants de la CAQ, la cure de jouvence du PQ, la loi sur la neutralité religieuse des libéraux… Pas une semaine qui passe sans nous ramener aux questions qui tuent : Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? Où allons-nous ?

Il est crucial de se poser ces questions, mais comment ne pas constater l’impasse, la confusion, le ras-le-bol ? Selon mes calculs, on tourne en rond sur la question de l’identité nationale depuis exactement 22 ans. L’identité dont nous pouvions tous être fiers, celle du « maîtres chez nous », de l’éducation et de la démocratisation de la vie politique, celle de la sortie du sanatorium du Canada français, a mordu la poussière le soir du référendum. Le 30 octobre 1995, en prononçant les paroles que l’on sait, Jacques Parizeau a spectaculairement mis le doigt sur notre nouvelle plaie. En opposant le rêve de sa génération aux supposés étrangers parmi nous (le « vote ethnique »), il a donné le ton pour le prochain quart de siècle. Nous c. eux. Us vs Them. Les « ceusses » d’ici et les « ceusses » d’ailleurs. Depuis, nous sommes comme deux gros boeufs musqués, arc-boutés l’un face à l’autre, pris par les cornes, incapables de bouger.

Je sais. Le dernier référendum n’a pas été perdu par le vote ethnique, loin de là. Je ne tiens pas ici à culpabiliser le grand Jacques non plus. Il ne s’agit pas simplement de sa bourde, de toute façon. Dans son documentaire Disparaître (1989), Lise Payette avait fait la même opposition morbide entre eux et nous, entre la présence croissante d’immigrants et « la disparition de la nation française en Amérique ». Comme si la première génération d’indépendantistes n’a jamais pu imaginer le combat en dehors des paramètres d’un Québec tricoté serré. À force d’endurance, on n’a jamais pensé qu’on pourrait ressembler à autre chose que ce qu’on a toujours été. Cette obsession pour les crucifix ? Rien d’autre qu’une rage d’objets familiers, un besoin de bons vieux repères. On veut nos doudous, et ça presse, car on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve.

Ça ne peut plus continuer comme ça. Je parlais la semaine dernière du mythe fondateur américain, celle d’une grande terre de refuge, subverti aujourd’hui par Donald Trump. L’époque est au glissement des plaques tectoniques : la dissolution de l’Union européenne, la fin des grands traités de libre-échange, la remise en question des grandes institutions d’après-guerre… Ce serait peut-être un bon moment pour le Québec de rajuster sa calotte, lui aussi, de revoir ses mythes et ses principes. La survivance, qui nous a fait traverser bien des tempêtes, celle de la subjugation comme celle de l’appropriation de soi, ne suffit plus aujourd’hui. On ne peut plus se définir uniquement à partir d’une idée qui laisse une part toujours croissante de la population à la porte.

Ça ne veut pas dire l’ignorer, ignorer d’où l’on vient et taire l’anxiété qui nous terrasse, ça veut simplement dire arrêter de faire comme si nous, grands survivants devant l’Éternel, vivions le meilleur des mondes. Arrêter de prétendre que les problèmes viennent toujours d’ailleurs. Je n’en peux plus de vous entendre dire que le Québec a « le dos large », qu’on est « bien bon », qu’on est « trop tolérant » alors que depuis toujours on traite l’immigrant, comme le soulignait Marco Micone dans ces pages, comme des voleurs de jobs, de langue et maintenant de laïcité.

Je n’en peux plus, surtout, du détournement éhonté de l’émancipation des femmes. Que faire « avec un immigrant qui serait contre l’idée que les femmes sont les égales des hommes ? »demande François Legault afin de justifier son combat de boeuf musqué à lui et, plus précisément, sa proposition de montrer la porte à certains immigrants. Peut-être M. Legault devrait-il commencer par expulser les trolls qui ont poussé deux jeunes chroniqueuses à abandonner leurs blogues récemment ? Il n’est pas dit qu’ils viennent d’ailleurs, mais il est clair qu’ils ne tolèrent pas les femmes qui s’expriment. Tiens, j’en aurais quelques-uns, moi, à mettre sur un paquebot pour l’Antarctique — dont ce fidèle répondant qui n’arrête pas de me traiter de vieille-truie-mal-baisée qui-ne-sais-jamais-de-quoi-elle-parle. C’est formidable quand même de vivre au royaume de l’égalité, non ? On ne fait toujours pas le même salaire que les hommes, la plupart des postes de pouvoir nous échappent, on a encore peur de sortir la nuit, le risque de se faire agresser sexuellement est beaucoup plus élevé (1 sur 3) que les chances de gagner le gros lot (1 sur 14 millions), mais bon, puisque tous nos chefs nous font la sérénade là-dessus, soyons positifs ! Prétendons que les méchants misogynes viennent tous d’ailleurs. On vit à l’ère de la « post-vérité », après tout.

mercredi 1 mars 2017

Mythe fondateur en mutation

Les États-Unis offrent tout un spectacle actuellement. Menace d’expulsions massives, stigmatisation des immigrants et des musulmans, diabolisation et censure des médias, pour ne rien dire de l’ingérence russe lors des dernières élections. Le plus pénible dans tout ça ? L’effritement de la notion même de l’Amérique, la subversion du mythe fondateur du pays par le nouveau domicilié à la Maison-Blanche.

L’idée d’une terre refuge pour ceux qui fuient l’oppression et la misère — « Give me your tired, your poor, your huddled masses yearning to breathe free », dit l’inscription de la statue de la Liberté — est en train de mordre sa queue. Né avec l’arrivée des premiers colons en 1629, victimes de persécution religieuse en Angleterre, le fameux « rêve américain » veut que tout le monde, peu importe le statut social, le pays d’origine ou la religion, trouve sa place. Mieux, tout le monde peut réussir dans un pays qui d’emblée renie le système de classes et les hiérarchies rigides typiques des grandes monarchies européennes.

Bien sûr, nos voisins n’ont jamais été ni aussi ouverts, ni aussi imperméables au statut social qu’ils le prétendent, l’esclavage des Noirs le crie à tue-tête, mais l’idée d’une terre pour tous (« this land is my land, this land is your land », comme le chantait Lady Gaga au Super Bowl) est néanmoins au coeur des grands principes américains. « Nous tenons ces vérités pour acquises », dit la Déclaration d’indépendance (1776)« tous les hommes naissent égaux et sont dotés de droits inaliénables, dont celui de la Vie, de la Liberté et de la Poursuite du bonheur ».

La poursuite du bonheur comme droit fondamental. Disons que c’est une façon assez inspirée de démarrer un pays. En comparaison, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB, 1867) fait figure de petite poutine administrative ennuyante à souhait. « Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union fédérale… » Pas de propos édifiants, pas de grande mission humanitaire à l’horizon. On s’en tient à l’idée de « la prospérité » et de « favoriser les intérêts de l’Empire britannique ». Élémentaire, mon cher Watson.

Il faut dire que le Canada n’a jamais eu de mythe fondateur autre que celui de relier coûte que coûte et coast to coast les petits forts de résistance éparpillés le long de cet Atlantis frigorifié. Rien de comparable aux Américains qui partent, eux, sur les chapeaux de roue avec un sens biblique de leur destinée, sous un soleil de plomb, des Colt Walker collés aux fesses et des meutes de bisons à l’horizon. Au sud, on a une civilisation à défendre, au nord, il faut juste construire un chemin de fer et trouver le moyen de ne pas « péter au frette ».

Au Canada français, la survie, évidemment, n’est pas uniquement physique ; elle est linguistique, culturelle et morale. Depuis les plaines d’Abraham, la colonisation française s’est miraculeusement maintenue et doit être sauvée. Il s’agit là, au même titre que la trajectoire américaine, d’une noble mission. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si ce sont des Québécois, encore cette année, presque jamais des Canadiens, qui prennent le podium aux Oscar. Comme les Américains, nous avons un sentiment aigu de qui nous sommes, d’où on vient et, à défaut de savoir où l’on va, le sentiment d’être dotés d’une mission salvatrice. « The stuff that dreams are made of », dirait Shakespeare.

Jusqu’à maintenant, les Canadiens anglais ont été les grands perdants de ce jeu d’identité nationale. Mais tout ça est en train de changer. D’abord, en larguant, en 1982, l’indigeste AANB pour une Constitution bien à lui, le Canada a commencé à se doter de sa propre belle parure : le multiculturalisme. Vous êtes légion à croire, je sais, qu’il s’agit là que d’une basse manoeuvre pour neutraliser le Québec. Loin d’être uniquement mesquin, le geste à mon avis cherchait à reconnaître la nouvelle réalité canadienne. À partir de ce moment, mais sans trop y porter attention, le Canada chantera le même refrain que les Américains : la « terre de lait et de miel », Messieurs-Dames, c’est ici que ça se passe.

La fermeture des frontières américaines par Donald Trump n’a fait que concrétiser ce transfert de flambeau d’une nation à l’autre. Les États-Unis ayant officiellement tourné le dos à ce qui les a toujours caractérisés, voire inspirés, il revient au Canada maintenant de tenir le fort. Mais si l’identité tant canadienne qu’américaine est en mutation, pourquoi pas l’identité québécoise ? La survivance, c’est bien beau, mais n’y aurait-il pas un aspect plus dynamique à y ajouter aujourd’hui ?

À suivre dans une prochaine chronique.