mercredi 22 février 2017

La laïcité déculottée

Charles Taylor, merci. On vous traitera de vire-capot tant qu’on veut, votre retournement de veste tout aussi courageux qu’inattendu démontre bien qu’il n’y a pas de consensus au Québec sur la question de la laïcité et, surtout, qu’on ne sait pas vraiment de quoi on parle, quand on en parle. Depuis 10 ans qu’on pédale dans la choucroute au nom du « vivre-ensemble », merci de nous renvoyer à nos devoirs.

Mais où commencer ? Les malentendus sont nombreux et combien enchevêtrés ! D’abord, cette notion voulant que la Révolution tranquille ait transformé le Québec en terre de la laïcité. Oui, la province s’est rapidement sécularisée dans les années 60 ; il y a eu une grande « perte d’influence de la religion », pour ne rien dire de la déconfessionnalisation des écoles. Mais la laïcité implique une séparation de l’Église et de l’État autrement plus pointue, une qui passe par l’ordre juridique et qui aurait exigé, excusez-moi de le souligner à gros traits, le retrait du crucifix à l’Assemblée nationale.

La laïcité comporte un deuxième volet, plus important encore : la neutralité de l’État. Contrairement aux interprétations souvent véhiculées, cela n’implique pas une désaffection religieuse. Loin de récuser, la neutralité « accueille » toute religion seulement sans favoritisme ni parti pris. Comme le suggère le sociologue belge Marc Jacquemain, il ne s’agit pas  d’une valeur en soi, mais d’un dispositif qui garantit une valeur, celle de la liberté de pensée et de religion. L’important n’est pas la neutralité ni l’absence de religion, en d’autres mots, mais bien la liberté de conscience. La possibilité pour chacun d’entre nous de vivre selon ses croyances, en toute liberté. Pour que ce foisonnement individuel puisse se réaliser, l’État, lui, doit offrir une page blanche.

Rien de ça n’a été officiellement discuté, encore moins légiféré, sous le gouvernement Lesage. Il ne l’a pas été beaucoup plus lors de la commission Bouchard-Taylor qui, de toute façon, se penchait sur un à-côté de la laïcité, les accommodements religieux. Les commissaires ont beau avoir inscrit la notion de « laïcité ouverte » dans leur rapport, celui-ci, on le sait, a été grossièrement tabletté. La notion n’a donc guère de sens pour l’ensemble des Québécois aujourd’hui. Si elle avait été bien comprise, aurait-on fait un tel gâchis de la « charte des valeurs » cinq ans plus tard ?

La législation proposée par le gouvernement Marois offrait un premier exercice, en bonne et due forme, sur la laïcité. À la bonne heure. Mais plutôt que de discuter de la neutralité de l’État et du type de laïcité que nous voulions, le débat s’est enlisé sur la question de l’identité nationale. C’est la raison pour laquelle l’exercice a été rapidement rebaptisé « charte des valeurs québécoises ». Il ne s’agissait pas d’établir rationnellement, juridiquement, le « rapport entre le politique et le religieux » ; il s’agissait de dire ce qu’on ne tolérait pas au Québec. C’est chaque fois, en fait, la même chose. Que ce soit dans la foulée de la Révolution tranquille, du « code de vie » d’Hérouxville ou de la charte des valeurs, le sentiment antireligieux, la hantise du passé prennent le dessus et dictent les résultats.

Comme le note Marc Jacquemain, il n’y a que la France qui opte pour cette laïcité dite républicaine, nourrie de suspicion envers la religion (Révolution française oblige) et où, au nom d’une supposée cohésion sociale, on a comme mission « l’émancipation » du croyant. Or, le type de laïcité proposée par MM. Bouchard et Taylor, aussi appelée laïcité libérale, est aux antipodes de cette laïcité française où, plutôt que de défendre « le droit de l’individu face à l’État » on défend « le droit (et même le devoir) de l’État de défendre l’individu face à la religion ».

Ce qui nous amène au consensus que M. Taylor aurait malencontreusement fait voler en éclats, celui d’interdire aux juges, magistrats et policiers le port de signes religieux.

D’abord, est-ce vraiment une victoire d’ériger ce principe en loi alors qu’on ne comprend guère sur quoi une telle restriction repose ? Il s’agit, après tout, de bafouer les droits fondamentaux de certains individus. La « neutralité d’apparence » en vaut-elle vraiment la chandelle ? Je suis plutôt disposée à le croire, mais je trouve suspect qu’on veuille applaudir seulement à ce qui restreint ici les droits individuels alors que c’est silence radio sur ce qui garantirait leur épanouissement. Plutôt qu’un geste réfléchi en vue d’une laïcité réelle, un tel consensus n’agit-il pas plutôt comme un gros diachylon sur la plaie béante de l’identité nationale ?

Charles Taylor a raison de nous forcer à y réfléchir à deux fois.

mercredi 15 février 2017

Sauvons Manon

Elle est ce qu’on appelle un « être à part ». Unique de par son allure — cette crinière blanche, cette dégaine de cowboy et, oui, cette foutue moustache qu’elle a bien pensé enlever en honneur du Salon bleu, avant de se raviser par « cohérence » pour elle-même —, mais unique aussi par son franc-parler. « Ces discours-là de vieux mononcles cochons qui se trouvent drôles… » Allant droit au coeur du malaise, Manon Massé a décortiqué mieux que quiconque l’acte de contrition de Gerry Sklavounos, disant tout haut ce que bien des femmes pensaient tout bas.

Flanqué par sa tendre moitié, terme qui n’a peut-être jamais si bien servi, M. Sklavounos s’est retrouvé encerclé, jeudi dernier, par l’alpha et l’oméga de la condition féminine. Deux femmes aux antipodes l’une de l’autre : Janneke stand-by-your-man Sklavounos et Manon pas-de-compromission Massé. Une qui lui pardonnait, l’autre qui lui montrait la porte. Si jamais vous cherchiez encore la preuve du chemin parcouru, la possibilité que les femmes ont aujourd’hui de ne pas se conformer à un seul modèle (du genre, sois belle et laisse tes yeux parler pour toi) et bien, la voilà, elle crevait l’écran. Grâce à notre irrépressible Manon.

Beaucoup a été dit sur le « déni démocratique » qu’implique la suppression de Sainte-Marie–Saint-Jacques, y compris par la députée solidaire elle-même, qui risque de perdre la circonscription qu’elle a arrachée de haute lutte en 2014. Moi, j’aimerais souligner le déni démocratique qui découlerait du fait de se passer d’une femme comme Manon Massé tout court. Au moment où l’on gratte le bobo de la diversité, où l’on regarde toujours un peu les musulmans de travers, sa présence à l’Assemblée nationale est une victoire pour l’ensemble de la classe politique comme du Québec lui-même. Manon Massé est la différence incarnée. Si elle a pu trouver sa place à Québec, d’autres qui ne correspondent pas parfaitement aux critères d’usage suivront, du moins l’espère-t-on.

Peut-on même s’imaginer les insultes que cette femme a dû avaler ? Les regards de travers, les courriels haineux… Ouvertement lesbienne, ce n’est déjà pas si simple, mais brouiller à ce point les notions de genre, et porter ça tous les jours ? On n’a qu’à constater à quel point le modèle de la femme parfaite, tirée à quatre épingles, est toujours en place, on n’a qu’à penser à Mme Sklavounos pour constater le courage et l’audace de vivre l’exact contraire. Et le plus beau dans tout ça, c’est que Manon réussit son coup sans aucune amertume, avec le calme et la sérénité d’une sainte. La cerise, c’est que la députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques est une machine à aimer, un bulldozer d’empathie et de bon feeling. Le fait d’avoir voulu être prêtre, petite, y est peut-être pour quelque chose.

En 2014, Manon Massé a gagné ses épaulettes par une fine majorité (91 voix) contre, et c’était l’autre grande surprise, la candidate libérale. Même en 2014, on ne s’attendait pas à cette débandade péquiste dans la circonscription jadis détenue par Claude Charron. Aujourd’hui, on est convaincu que la nouvelle porte-parole de QS l’emporterait aisément. « J’ai pas voté pour vous en 2014, mais comptez sur moi la prochaine fois ! » lui répétait-on lors du rassemblement en soutien à SMSJ, dimanche dernier. En l’espace de deux ans, Manon Massé a montré de quoi elle était capable. Et on oserait faire un pied de nez à une telle réussite ?

Aussi, la notion farfelue de joindre le Centre-Sud à une partie de Westmount–Saint-Louis, en plus du manque de transparence et du mépris pour les plus vulnérables, est une insulte à l’égard de Québec solidaire, déjà amplement désavantagé par le système électoral en place. Tout le monde sait, on en parle à chaque élection, que le « scrutin uninominal majoritaire à un tour » désavantage les petits partis qui recueillent toujours beaucoup plus de voix que de sièges. Le véritable appui à ces partis est donc toujours escamoté, jamais clairement visible. De là à les traiter comme encore plus marginaux qu’ils ne le sont, il n’y a qu’un pas que le système et les partis « établis » franchissent allègrement.

La décision de la Commission électorale de supprimer SMSJ est un bras d’honneur à l’idée même de la diversité, de la marginalité et de la représentativité juste et équitable. Qui, en plus, nous priverait d’une femme à tous points de vue exceptionnelle.

mercredi 8 février 2017

L'affaire Sklavounos

Troisième déception en trois ans, troisième cas d’agression sexuelle alléguée qui fait patate. Après l’affaire Ghomeshi, les femmes autochtones de Val-d’Or, les allégations contre le député Gerry Sklavounos tombent à leur tour. La Direction des poursuites criminelles et légales va en fait plus loin : « Aucun acte criminel n’a été commis », dit-elle, insinuant que, contrairement aux Algonquines d’Abitibi, on n’a tout simplement pas cru les allégations de la plaignante Alice Paquet.

Alice rejoint donc le lot des femmes hachées menues, les plaignantes discréditées dans l’affaire Ghomeshi, des femmes qui, à trop vouloir jouer les Jeanne d’Arc, se sont enfargées dans leur version des faits et, parfois, carrément menti. Comme celles qui ont témoigné dans le procès de l’ex-animateur de radio Jian Ghomeshi, Alice Paquet s’est fait avoir, elle aussi, par les feux de la rampe. Ragaillardie par la manifestation à l’Université Laval, elle s’est sentie l’obligation, on devine, de monter au front pour mieux dénoncer ce qui est théoriquement considéré comme un crime, mais rarement traité comme tel. Rappelons que l’agression sexuelle est le crime le moins dénoncé et un des moins condamnés (moins de 50 %) par la justice.

On peut comprendre l’envie — et il faut saluer le courage — de ces jeunes femmes de dire « ça suffit ». Si on ne saura jamais ce qui s’est réellement passé entre Alice et le député de Laurier-Dorion, on sait que l’homme a une réputation de harceleur et que des Don Juan de sa trempe sont encore légion. Au moment où l’on se parle, un autre député libéral fait face, lui aussi, à des allégations d’inconduite sexuelle. Combien d’autres dérapages de ce genre enfouis dans les alcôves de l’Assemblée nationale dont on n’entendra jamais parler ? Il y a certainement quelque chose qui mérite ici d’être dénoncé.

Alice Paquet a raison, de plus, de décrier un système qui privilégie les « victimes parfaites ». Une enquête récente du Globe and Mail démontre combien le système judiciaire échoue, encore aujourd’hui, malgré des réformes importantes dans les années 80 et 90, à traiter adéquatement les plaintes pour agression sexuelle. Couvrant 92 % des juridictions canadiennes, y compris les québécoises, l’enquête démontre que bon an mal an, les services policiers rejettent 20 % des plaintes pour agression sexuelle, environ 5500 par an. Une fois sur cinq, et malgré le témoignage de femmes alléguant le contraire, on juge qu’aucun crime n’a été commis. Ces chiffres sont en flagrante contradiction avec les statistiques officielles concernant les fausses déclarations d’agression sexuelle : entre 2 et 8 % par an. Que ce soit au Canada, aux États-Unis, en Australie ou en Europe, les chiffres demeurent les mêmes. Le taux de fausses déclarations d’agression sexuelle demeure très bas pour des raisons évidentes : qui veut aller parler de sa vie sexuelle devant un policier, étaler ce type d’humiliation très intime, au risque, en plus, de ne pas être prise au sérieux ?

Pourquoi alors ce décalage entre les statistiques officielles et celles des corps policiers ? L’enquête du Globe révèle de graves lacunes dans la façon dont les plaignantes sont interrogées par les policiers. Les victimes qui vont immédiatement à la police, qui se sont débattues, qui ont dit non d’emblée, qui paraissent suffisamment bouleversées et en même temps capables de bien raconter leurs expériences, sans omissions ni trous de mémoire (ce qui, disent les psys, est quasi impossible pour quelqu’un sous le choc) sont vues comme crédibles. Les autres ? Bonne chance. Le vieux stéréotype voulant qu’une femme, vu des inclinations sexuelles évidentes, au fond « le voulait bien », est toujours très présent, notamment chez certains policiers de petites villes.

Mais revenons à Alice. Elle s’est contredite à plus d’une reprise. Jamais une bonne idée dans la vie, et encore moins après avoir engagé des procédures judiciaires. C’est particulièrement pénible de voir qu’en voulant trop impressionner, elle s’est non seulement tirée dans le pied, mais elle a tiré sur la cause qu’elle voulait tant défendre. Il y a eu deux spectaculaires embardées au cours des dernières années, il faut voir de toute urgence à mieux encadrer les femmes voulant dénoncer les agressions sexuelles. Et il faut, plus urgemment encore, former des escouades policières spécialement entraînées en la matière.

En attendant, le gouvernement Couillard doit résister à la tentation de réintégrer le député honni dans ses rangs. Les citoyennes du Québec ont besoin d’une preuve que la « sécurité des femmes en milieu de travail », comme ailleurs, est prise au sérieux. Ce n’est pas les déclarations de M. Sklavounos, main sur le coeur, qui sauraient nous rassurer.

mercredi 1 février 2017

Sortir de l'angélisme


Insensé. Incompréhensible. Pas Québec. Pas ici… J’avoue avoir la mèche un peu courte pour ces sentiments de stupéfaction qui, inévitablement, coiffent le drame qui nous happe. Ce n’est pas la première fois, après tout, que nous vivons l’innommable. Alexandre Bissonnette ressemble à s’y méprendre à Marc Lépine. Un « loner » que tout le monde trouvait un peu bizarre, un jeune homme blanc de classe moyenne « mal dans sa peau », mais sans plus. Personne n’aurait cru que ce nerd un peu bourru, aimant choquer son entourage avec des propos malvenus sur les femmes et/ou les immigrants, entretenait des idées de meurtre à grande échelle. Pourtant, Bissonnette comme Lépine ont méticuleusement préparé leur coup, choisi leur arme, rêvé de devenir le héros de leurs machinations abjectes. 

Substituez des hommes musulmans pour des étudiantes en génie, une mosquée pour une université, Québec pour Montréal, le droit à la religion pour le droit à l’égalité et vous avez, 25 ans plus tard, le même crime, la même atteinte à un droit fondamental, la même horreur qui crée la même sourde angoisse chez ceux ou celles qui sont visés. Lépine et Bissonnette sont tous deux des modèles « classiques » de tueur de masse. Deux opportunistes politiques qui ont choisi leurs victimes en fonction de ce qui saurait mieux nous choquer, nous écoeurer. Deux hommes parfaitement « de leur temps ». Le Québec a donc l’insigne honneur d’avoir créé deux grandes premières dans les annales des crimes haineux en Occident : un massacre de femmes suivi d’un massacre de musulmans. Il faudrait peut-être se garder une petite gêne avant de qualifier ce dernier drame, comme Polytechnique avant lui, « d’acte isolé ».

Mais pourquoi ici ? Pourquoi le Québec ? Heureusement, et c’est une différence notoire avec les événements de 1989, on commence aujourd’hui à se poser la question. N’en déplaise au maire de la « belle ville » de Québec et aux Bernard Drainville de ce monde, on commence à relier les radios-poubelles et le « climat délétère » qui règne dans la capitale nationale, le débat identitaire et le rejet de ceux qui ne nous ressemblent pas, la charte des valeurs et le fait de cracher sur des femmes musulmanes dans le métro de Montréal. On commence à comprendre que malgré la tolérance et l’ouverture qu’on retrouve au Québec, c’est possible de se sentir montrée du doigt, méprisée et même conspuée si on a le malheur de porter un hidjab ou d’avoir simplement l’allure maghrébine. La tuerie à la mosquée de Québec a certainement ceci de bon : elle nous place comme jamais devant nos contradictions.

Cela dit, la tendance à « l’angélisme »comme le notait Stéphane Berthomet cette semaine, est une tendance lourde au Québec. Plus qu’ailleurs, nous sommes portés à nous donner le Bon Dieu sans confession, à nous innocenter, à nous croire exemplaires. Les Pineault-Caron, ce couple qui a témoigné en commission parlementaire des pratiques « barbares » qu’il aurait vues au Maroc, sont la parfaite caricature de ce type de supériorité québécoise bon enfant. Il n’y a que les Israéliens, à mon avis, pour être aussi sûrs d’être dans « le droit chemin » malgré l’évidence parfois du contraire. Et c’est, je pense, pour les mêmes raisons.

Comme les Juifs d’Israël, nous sommes non seulement des survivants, mais des miraculés de l’Histoire. Contre toute attente — la conquête, la domination anglaise, la pauvreté… — nous sommes toujours là. Un petit village gaulois qui résiste. Le sentiment d’être les « bons », jamais les « méchants », quelle que soit l’histoire que nous vivons, vient en partie de là : nous sommes ceux à qui on veut faire du mal, pas le contraire. La mythologie entourant la Révolution tranquille n’a fait que renforcer ce sentiment de supériorité morale. Ayant résolument tourné le dos à la « Grande Noirceur », nous sommes plus convaincus que jamais d’être dans le bon chemin. Ne nous sommes-nous pas passés, en un temps record, de petits provinciaux mal dégrossis à une société ouverte, moderne, progressiste ? Les Juifs ont aujourd’hui leur Terre promise, eh bien, les Québécois aussi. Un endroit qui, socialement, politiquement et culturellement, fait l’envie du monde entier. Gare à ceux (ou celles) qui diraient le contraire.

On dit que le malheur éduque. Puisse celui-ci nous aider à ouvrir les yeux, et les bras, bien grands. L’honneur et l’avenir du Québec en dépendent.