mercredi 11 juin 2014

Droits individuels ou collectifs?

Vous n’arrivez pas à vous former une opinion face au projet de loi fédéral sur la prostitution ? Votre coeur balance face à la proposition du Conseil du statut de la femme sur les conjoints de fait ? Nous pourrions former un club. Le choix est difficile parce que ces deux projets, tout comme la défunte charte des valeurs québécoises, opposent droits collectifs et droits individuels, essentiels, les uns comme les autres. Lesquels, selon vous, doivent primer ? Y a-t-il un roi Salomon dans la salle ?
  Lors du débat sur la charte, la majorité des Québécois francophones penchait nettement pour les droits collectifs. Il fallait se lever de bonne heure, en fait, si on avait la témérité de défendre les droits individuels, interprétés, dans le contexte, comme une gifle à la société québécoise actuelle. Le spectre de signes religieux ramenant à la Grande Noirceur suffisait, très souvent, à barrer la route à toute discussion rationnelle sur les droits de ceux et celles désireux d’afficher leur religion.
  De là à croire que les droits collectifs sont favorisés par les Québécois, il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir. Le projet de loi sur la prostitution, basé lui aussi sur une notion de droits collectifs, tout comme celui visant à assujettir les conjoints de fait aux mêmes obligations que les couples mariés, ne bénéficient ni l’un ni l’autre de la même adhésion. Pourtant, en reprenant le modèle suédois de réglementation, le gouvernement Harper défend bel et bien, mais sans doute malgré lui, les droits collectifs des femmes. L’idée de criminaliser le client, mais pas la prostituée, vise non seulement à contrer la notion d’un « métier comme un autre », mais encore davantage l’exploitation sexuelle des femmes. Le fait que les femmes peuvent être réduites à une simple fonction sexuelle est le pivot sur lequel toute oppression féminine est basée. De la même façon que l’esclavage a déshumanisé tous les Noirs, même s’ils n’étaient pas directement concernés, toutes les femmes sont dévaluées à partir du moment où le corps féminin est une denrée achetable. On peut penser que l’existence de la prostitution, même restreinte, rend une véritable égalité hommes-femmes impossible.
  Voilà pour la théorie. Dans la pratique, cette loi, même sans l’encadrement puritain du gouvernement conservateur, ne tient pas la route. Outre le fait qu’elle ajoute à l’insécurité des prostituées, précisément ce qui incommodait la Cour suprême et obligeait le fédéral à revoir sa loi, elle rend quasi impossible le fait de pouvoir gagner sa vie de cette façon. Au nom de l’intention de leur rendre leur dignité et de les protéger, les prostituées n’auraient donc pas droit au travail, la dignité première, et elles seraient plus vulnérables que jamais. Une absurdité. De la même façon que plusieurs Québécois ont remis en question leur adhésion à la charte en apprenant que des éducatrices, des infirmières et des fonctionnaires portant le hidjab perdraient leur emploi, beaucoup de gens, par ailleurs sensibles aux droits de la majorité — et je m’inclus là-dedans — optent alors pour une autre approche, en l’occurrence les droits individuels. La vertu devient un brin odieuse quand elle écrase les gens.
  La même logique peut s’appliquer à la proposition du CSF de traiter les conjoints de fait comme des couples mariés. Si l’on veut défendre les femmes dans leur ensemble, c’est tout indiqué. Les femmes étant de plus en plus nombreuses à vivre en union libre et, surtout, n’ayant pas atteint le même statut professionnel que les hommes, elles sont forcément plus vulnérables en ménage. Mais ce maternalisme bienveillant a aussi pour effet de forcer une application dont bien des femmes, qui ont choisi justement de ne pas se marier, ne veulent pas. C’est prendre le passé, et les vieux stéréotypes qui le sous-tendent, et l’appliquer au futur sans trop d’égards aux changements sociétaux. Le Conseil a prévu, il faut le dire, un droit de retrait pour accommoder les récalcitrant(e)s. Mais vous vous voyez, vous, en début de relation, déclarer au notaire que vous refusez de vous occuper de votre conjoint(e) advenant une séparation ?
  Les droits collectifs, basés davantage sur la théorie que la pratique, sont, règle générale, plus difficiles à défendre. (À noter, d’ailleurs, que les radicaux carburent à la théorie et les modérés, au pragmatisme). Il y a quelques exceptions, c’est sûr, dont la loi 101 où la situation était suffisamment criante pour justifier un bulldozer, le propre des droits collectifs, au détriment de toutes considérations individuelles. Ce n’est pas souvent le cas. La plupart du temps, on le sait, la modération a bien meilleur goût.

mercredi 4 juin 2014

Le mur

Comme si les nouvelles n’étaient pas suffisamment déprimantes (déficits, décroissance, désastres environnementaux…), la « radiographie d’une génération » proposée par le dernier sondage CROP-La Presse pourrait plomber le moral pour de bon. Ce n’est pas tant la désaffection souverainiste ici qui surprend, mais plutôt le portrait de jeunes individualistes (« mon job, ma voiture, ma famille »), apolitiques et fiers de l’être, indifférents à tout sauf l’argent, qui désarçonne. La Révolution tranquille, la Crise d’octobre, l’élection du Parti québécois, la lutte des femmes, les batailles constitutionnelles, l’écologie ? Pour les trois quarts des 18-24 ans, c’est comme si rien de tout ça n’avait existé. Le sondage peint un portrait d’un Québec désengagé, ignorant de son passé et replié sur lui-même. Bref, insignifiant. Si on fait fi des « souverainistes progressistes » — plus éduqués, plus politiques et plus ouverts sur le monde, un maigre 19 %, il n’y a pas de quoi se féliciter —, environ le tiers des sondés dit n’avoir « aucun intérêt pour ce qui se passe dans la société ». Bel avenir en perspective.
  Malgré un portrait on ne peut plus morose de la jeunesse québécoise, cet instantané jette par ailleurs un éclairage cru sur la déconfiture du Parti québécois. D’abord, le sondage confirme non seulement que les jeunes sont peu intéressés par la souveraineté (à 65 %), mais que ceux qui le sont, le sont par goût de bâtir un vaste projet collectif, comprenant tous ceux qui se disent Québécois, pas seulement les vieilles souches. On s’en doutait, les jeunes souverainistes n’ont guère prisé le projet de charte du PQ et, par conséquent, lui ont massivement tourné le dos le 7 avril dernier. Si on ajoute tous ceux et celles qui n’ont d’yeux que pour leur compte en banque, jeunes ou vieux, on aperçoit non seulement le mur que le PQ a frappé lors des dernières élections, mais la montagne qui se dresse désormais devant lui.
  Ce que le sondage révèle de plus intéressant, en fait, c’est que la souveraineté est intimement liée, du moins pour les jeunes, aux valeurs progressistes et aux études. Plus on sait d’où l’on vient, plus, aussi, on est intéressé par le vaste monde et ouvert à sa diversité, ce qui va de pair avec une certaine connaissance du monde, plus on adhère au projet de bâtir un pays. Vu le nationalisme conservateur qui, depuis 2007, prend de l’ampleur dans les rangs souverainistes, c’est une révélation de taille. En d’autres mots, la catégorisation des Québécois selon l’origine ethnique, religieuse ou autre, comme d’ailleurs la présence d’un Pierre Karl Péladeau, n’est pas tellement porteuse d’avenir.
  Le message au PQ est donc on ne peut plus clair. La survie du parti — enfin si l’intention est toujours de faire un pays — repose non seulement sur la promotion décomplexée de la souveraineté — le sondage révèle qu’il y a eu regain de ferveur chez les jeunes autour du référendum de 1995 —, mais sur un retour en force des valeurs progressistes. La dénaturation a assez duré. Le problème, c’est qu’il existe déjà un parti qui incarne ces mêmes valeurs, Québec solidaire. Problème aggravé par le fait que le terrain « de gauche » qu’occupe QS — et c’est l’autre désopilante révélation de ce sondage — se porte assez mal merci.
  « Personnellement, je pense qu’on se préoccupe trop d’environnement au Québec, dit un représentant du “ Nouveau Québec inc. ”, Ludovic Beauregard. Je ne pense pas que les Albertains se soient freinés à cause de l’environnement, et ce sont eux qui enrichissent le Canada aujourd’hui. » On lit ça et on arrête de se demander pourquoi le gouvernement Couillard a repris à son compte les décisions controversées de la cimenterie de Port-Daniel ainsi que l’exploration pétrolière de l’île d’Anticosti. Selon le sondage, une majorité de jeunes Québécois n’a d’autres préoccupations que le développement économique, peu importe s’il s’agit, comme dans le cas de Port-Daniel, de la poudre aux yeux.
  Le sondage comporte de bonnes nouvelles, c’est sûr, pour les partis de Philippe Couillard et François Legault, puisque ce sont vers eux qu’une majorité de jeunes se tournent. Mais à la place de ces partis, je ne pavoiserais pas trop vite. Si l’heure n’est manifestement pas à l’altruisme et à l’abnégation, il est difficile de croire que les valeurs progressistes qui, n’en déplaise à l’Alberta, ont fait des miracles au Québec depuis 50 ans, responsables à la fois de l’essor de l’éducation, de la culture et de la langue, mais aussi de la Caisse de dépôt et autres fleurons du (vieux) Québec inc., impossible de croire que ces valeurs disparaîtront pour autant.
  Nous sommes dans un méchant retour du balancier, mais le propre de ce mécanisme infernal c’est, justement, de « partir dans le sens opposé ». Une question de temps.